Rémi DEVALLIÈRE
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Le commissaire LEBLANC
a trop chaud !
Rémi Devalliere
Chapitre 1
Où le temps est lourd et où Leblanc l’est tout autant.
Depuis le début du mois de juillet, le climat s’était déréglé. Une chaleur pesante avait fait son apparition et ne semblait pas vouloir évoluer. Le tonnerre grondait chaque soir, sans apporter le soulagement de la pluie. De gros nuages noirs aux reflets de sépia s’accumulaient et donnaient l’impression de ne jamais devoir s’éloigner, faute d’un souffle de vent. Le temps paraissait figé comme la surface d’un canal. La Loire découvrait de longues îles de sable et s’y faufilait mollement. Des enfants y pataugeaient chaque jour, de l’eau jusqu’au mollet. La vie était comme engourdie dans une gangue.
En cet après-midi de torpeur, Leblanc réalisa qu’il n’avait pas sorti ses cannes à pêche depuis longtemps. Pourtant, ne dit-on pas que « ça mord » quand l’orage agace les moustiques à la surface immobile du bras mort ? La chaleur l’avait confiné dans l’ombre de leur maison de Sully-sur-Loire. Il était comme coagulé. Même son tabac n’avait plus son goût habituel, constata-t-il en bourrant lentement une nouvelle pipe.
— Veux-tu un verre d’eau fraîche ? demanda madame Leblanc, qui avait remarqué le front en sueur de son mari et devinait son agacement.
Depuis qu’il avait pris sa retraite, le commissaire aimait à somnoler au bord de la Loire, devant le bouchon immobile de sa ligne, tirant doucement sur sa pipe. Et puis, il ne dédaignait pas la friture d’ablettes que lui préparait son épouse au repas du soir, arrosé d’un Cheverny blanc bien frais ! Les rares passants le trouvaient assis dans les hautes herbes au bord du fleuve, un filet de fumée bleue dépassant de son chapeau de paille.
Décidément, cet été, le troisième depuis son départ de Paris, ne lui apportait pas de contentement. Il se sentait lourd et sans entrain, errant dans la maison comme un enfant qui s’ennuie. Sa femme le suivait du coin de l’œil, à la fois amusée et inquiète, n’osant pas le contrarier.
Sa mauvaise humeur avait failli éclater, deux jours auparavant, lorsque la municipalité avait annulé le feu d’artifice du 14 juillet à cause de la sécheresse. Il avait gardé le souvenir des enchantements de son enfance devant ces pétarades brèves, ces éclaboussures de couleur et, surtout, cette odeur de poudre qui envahissait la nuit.
Ils avaient fait, ce soir-là, une promenade le long des mauves, pour trouver un peu de fraîcheur. Il n’y avait aucune étoile dans le ciel, aucune brise et on sentait une moiteur tenace qui retenait le pas. Les peupliers, au bord de l’eau, restaient immobiles et silencieux. Ils étaient rentrés tôt.
Madame Leblanc n’avait pas osé le réveiller quand il s’était assoupi un peu plus tard devant le poste de télévision, sa pipe éteinte à la bouche. L’écran scintillait de neige lorsqu’il avait levé une paupière lourde. Il se servit lentement un verre de prunelle, que sa belle-sœur avait rapporté des Vosges au printemps dernier.
Il s’était endormi en songeant avec envie à son bureau du Quai des Orfèvres, à Lefevre qui l’occupait désormais et en avait sans doute ouvert les fenêtres sur la Seine. Paris devait vibrer sous la chaleur de ce début de nuit, un jeune couple d’amoureux contemplait les péniches depuis le pont Saint-Michel, une foule bruyante sortait du Théâtre du Châtelet, un taxi passait, les autobus se faisaient plus rares.
Il eut cette nuit-là un sommeil agité et se réveilla plus tard que d’habitude. L’odeur du café précéda l’entrée de son épouse.
— Veux-tu que j’ouvre les persiennes ?
Il préféra rester encore un peu dans l’ombre et bourra lentement sa première pipe. À quoi avait-il songé avant de s’endormir ? Il ne s’en souvenait plus, mais gardait une sensation désagréable.
Il but paresseusement sa tasse de café, finit par se lever, puis renonça à se raser. Il erra un moment dans la maison en robe de chambre, traînant un peu ses pantoufles. La matinée s’écoula sans qu’il ne fasse rien réellement. Il parcourut le journal distraitement sans y trouver de nouvelles captivantes. L’été n’était préoccupé que par l’arrivée du Tour de France, la victoire d’Anquetil sur Poulidor et le tirage de l’exceptionnel gros lot de la Loterie nationale du vendredi 13. Il ne pouvait se débarrasser de son air bougon. Il faisait déjà trop chaud et il redoutait une journée torride.
— J’ai pris de la tête de veau pour déjeuner ! dit madame Leblanc en rentrant de ses commissions, légèrement essoufflée. Elle savait que son mari appréciait ce plat et espérait ainsi le détourner de sa morosité.
Finalement il sortit, un peu avant midi, en bras de chemise. Il poussa jusqu’à l’avenue de Béthune, il avait envie d’un demi bien frais. Il le dégusta, face au château, en tirant à petites bouffées sur sa pipe. Pourquoi pensa-t-il alors à la Brasserie du Palais près de la P.J. ?
Il rentra lourdement, un vague sourire aux lèvres, sa large silhouette suivie de fines volutes de fumée.
— On a téléphoné, en ton absence.
— Ah ? Se força-t-il à répondre.
— Vers midi, un homme, qui n’a rien voulu dire.
— Tu n’as rien demandé ?
— Je n’ai pas osé…
Il faillit ronchonner. Mais il connaissait trop sa femme pour lui faire reproche. Il se contenta d’une interrogation, en se servant une boisson fraîche :
— Et cette tête de veau ?
Après déjeuner, la chaleur lourde s’accentua et le ciel se couvrit brusquement. Des mouches virevoltaient à grand bruit, se heurtaient aux vitres. On entendit gronder le tonnerre.
Il s’installa dans son grand fauteuil, avec sa meilleure pipe, ne tarda pas à somnoler malgré l’orage, le journal sur les genoux.
— Tu as même ronflé ! lui murmura sa femme en souriant lorsqu’il se réveilla en sursaut, couvert de sueur. Sa bouffarde avait répandu des cendres sur sa chemise. Le quotidien était par terre. Il se sentit mal à l’aise, un peu honteux de ne s’être pas rasé le matin.
Madame Leblanc avait fait la vaisselle et tricotait une écharpe pour son neveu. Sa sœur vivait dans les Vosges et elle la recevait deux fois par an lorsqu’ils habitaient encore boulevard Voltaire. Depuis qu’ils s’étaient retirés à Sully-sur-Loire, elle venait plus rarement, car Leblanc se lassait vite des bavardages de sa belle-sœur.
L’ancien commissaire finit par faire sa toilette et, lorsque le téléphone résonna dans la salle à manger, vers trois heures de l’après-midi, il était torse nu, les bretelles de pantalon encore pendantes.
— C’est le monsieur pour toi !
Le commissaire descendit en maugréant, une serviette à la main, de la mousse à raser sur la figure.
— Allô ? Ici Leblanc !
— Bonjour Monsieur le commissaire, c’est Jean Ragonneau. Vous me remettez ?
Il revit bien vite cet inspecteur de province, venu en stage au quai des Orfèvres. Un gros rougeaud, avec une moustache gauloise, qui multipliait le « r » du mot commissaire. Un brave garçon, toujours un peu emprunté dans le travail, mais serviable et bon vivant. Ils avaient passé ensemble quelques semaines agréables à explorer les restaurants bourguignons de Paris.
— Ah ! Bonjour Vieux, que me vaut le plaisir ?
— Une sale affaire, Monsieur le commissaire, j’aurais bien besoin…
— Mais tu sais que…
— Je sais, je sais ! Mais vous me voyez bien dans l’embarras et…
— Tu es toujours dans la Nièvre ?
Quand Leblanc l’avait connu, Ragonneau était jeune brigadier à Nevers. Il débutait dans la carrière et était venu se familiariser avec les méthodes modernes d’investigation. Le commissaire l’avait traîné dans divers quartiers de Paris, sans mot dire, à la recherche d’un tueur de jeunes femmes. Dans son souvenir, ils avaient surtout pris l’apéritif et déjeuné dans le sillage du meurtrier, se déplaçant d’arrondissement en arrondissement. Il se rappelait bien son stagiaire, le questionnant, après un coq au vin arrosé d’un brouilly, dégusté Chez Eugène, un restaurant de quartier du quinzième :
— Commissaire, comment procédez-vous, dans vos enquêtes ?
Il lui avait répondu, par bribes, en tirant par à-coups sur sa pipe pour l’allumer :
— Je n’ai pas de méthode, j’essaye juste de me glisser dans la peau du malfaiteur, je le regarde vivre, je le suis, je tente de le comprendre. Je renifle.
Des spirales de fumée bleutée avaient accompagné ces confidences.
Leblanc s’épongea le front et s’aperçut que son attention s’était dissoute, un instant, dans le passé. Il tenta de reprendre pied. Sa femme le regardait curieusement, de la cuisine.
— Tu disais, une sale affaire ?
— Oui ! Le meurtre d’une sorte de folle.
— À Nevers ?
— Non ! Point loin, à Saint-Jacques-sur-Loire. Enfin, juste à côté.
Il prononçait « Louâre » au lieu de Loire. Leblanc sourit et écouta plus attentivement.
— Raconte, Vieux !
— Dimanche 15 juillet, le jour du passage du Tour de France dans le patelin, une cinglée s’est fait trucider chez elle, enfin, dans la famille d’accueil où l’Hôpital psychiatrique de Saint-Jacques l’avait placée. Elle était là depuis des années et vivait avec une octogénaire très malade, dont elle s’occupait. Elle a été frappée et étranglée. C’est l’infirmière qui venait faire les soins qui l’a découverte, lors de sa visite vers 6 heures du soir, étendue dans la cuisine. La vieille est hors du coup, elle dit qu’elle n’a rien entendu. Elle tient à peine debout et il ne se passe pas une semaine sans que les Pompiers ne viennent la relever pour une chute !
— La vieille, ta folle n’était pas capable de la relever ?
— Trop cossarde, d’après les voisins. Et puis, si vous l’aviez connue, vous comprendriez tout de suite…
— Précise !
— Elle avait du mal à remuer sa graisse et marchait comme une marionnette désarticulée.
— Aucune piste, alors ?
— Pas la moindre. C’est un coin tranquille, vous savez, Patron ! Elle n’avait pas d’ennemis. On se moquait un peu d’elle, vu qu’elle était plutôt excentrique, mais de là à expliquer un meurtre…
— Des témoins ?
— Non... je nage, Patron.
— Un instant, Vieux.
Il posa le combiné noir et bourra silencieusement une pipe. Madame Leblanc qui guettait son mari, lui apporta les allumettes de la cuisine, en lui jetant un œil amusé. Après quelques bouffées, il reprit l’appareil.
— Il fait chaud, chez toi ?
Pourquoi le commissaire posa-t-il cette question ? Avait-il besoin de réfléchir ? S’imaginer quelle pouvait être l’atmosphère, là-bas ? Il épongea à nouveau son front humide.
— Il y avait des traces d’effraction, chez ta folle ?
— Non ! Tout était intact, mais vous savez, par cette chaleur, les maisons restent ouvertes. Ce qui m’étonne, c’est que le crime semble avoir eu lieu en plein jour.
— Leblanc fronça les sourcils. Des bruits de vaisselle parvenaient de la cuisine où son épouse s’ingéniait, tant bien que mal, à ne pas écouter la conversation de son mari.
— Quand et par qui a-t-elle été vue vivante pour la dernière fois ?
— Vers 11 heures, au passage de la caravane du Tour, elle a été aperçue au pont par de nombreux spectateurs…
— Ta folle habite-t-elle un quartier animé ? Des visiteurs entre 1 heure et 6 heures ?
— Oh ! Patron, ici c’est la campagne… Ragonneau s’interrompit brutalement et regretta sa remarque. Il avait oublié que l’univers de Leblanc n’était plus le premier arrondissement de Paris.
L’ancien commissaire s’impatienta et une suée le parcourut. Il restait debout devant la console, où le combiné était posé, le regard comme absent.
— Les voisins ont-ils constaté des allées et venues, dans l’après-midi ?
— Les uns n’ont pas fait attention, les autres affirment que non.
— Que conclut le légiste ?
— Les premières constatations ont été faites par le médecin de quartier, un certain docteur Laplace. Il dit qu’elle a été étranglée et qu’elle a reçu plusieurs coups à la tête et au visage. Le légiste de Bourges n’a pas encore donné ses conclusions.
Le tonnerre l’empêcha d’entendre les derniers mots. Une violente bourrasque chiffonna les rideaux qui s’envolèrent, une fenêtre claqua brusquement au premier étage, suivi d’un bruit de verre brisé. Un éclair stria le ciel devenu noir d’encre et des trombes d’eau s’écrasèrent sur la maison, dans un crépitement saccadé. Il vit madame Leblanc se précipiter dans l’escalier, tandis que la communication était brutalement coupée.
— Tuut ! Tuut !
Il en fut soulagé. Trop de questions le submergeaient.
La pluie s’était interrompue et la trop brève averse n’avait pas rafraîchi l’air qui restait lourd et collant. Il sortit sur la terrasse. La rafale avait couché ses tomates et ses rames de petits pois. Est-ce que l’orage avait aussi atteint Saint-Jacques sur « Louâre » et saccagé le jardin de la folle ?
— Mademoiselle, passez-moi le commissariat de Nevers, voulez-vous ?
— Tuut ! Tuut ! Tuut ! Un instant, Monsieur, ne quittez pas.
Leblanc profita de l’attente pour bourrer une nouvelle pipe avec soin, à petits gestes appliqués. La première bouffée lui apporta un bien-être inespéré. Il se trouva subitement amusé d’imaginer Ragonneau en plein désarroi, avec son téléphone silencieux.
— Allô ? Mademoiselle ?
La ligne restait muette, avec une vibration désagréable qui résonnait dans ses tympans.
— Allô ?
— Vrrrrrrr… vrrrrrr…. vrrrr… piout… piout… ? Il n’y avait plus personne. L’orage, sans doute…
Il raccrocha lentement le lourd combiné de bakélite. Son esprit était soudain comme attisé. Cette journée qui s’annonçait pesante et interminable avait pris un tour amusant. Est-ce pour fêter ce retournement qu’il gagna le cellier, là où il gardait son vin blanc dans un semblant de fraîcheur ?
Sa femme le retrouva, pensif, devant son verre de Cheverny. Il avait complètement oublié la bourrasque, les bruits de porcelaine brisée au premier étage.
— Tu vas aller là-bas ?
Madame Leblanc connaissait trop son mari pour ne pas déceler chez lui, bien qu’il fût immobile, cette étincelle qui l’animait intérieurement. Elle avait deviné facilement, dans ses questions, les éléments d’une affaire criminelle difficile et débutante. Elle se demanda s’ils seraient deux au repas de ce soir…
Le ciel tonnait encore faiblement, au loin, par intermittences. Les nuages noirs suivaient le cours de la Loire, emportant son tintamarre vers l’aval. On entendit meugler des vaches, énervées par les mouches et le tonnerre, vers les prairies des bords du fleuve.
— Si on allait faire un tour ?
Sa proposition étonna beaucoup son épouse, car elle le savait en attente et la chaleur orageuse n’était pas propice à la marche. Ils sortirent pourtant, lui en manches de chemise, elle en robe légère, bras dessus bras dessous, tous deux coiffés d’un chapeau de paille. Ils souriaient, pour des raisons différentes. Le Chemin de la Levée était mouillé et fumait, dégageant cette odeur particulière d’après-la-pluie. L’atmosphère restait lourde, les arbres s’égouttaient. Leblanc voulut s’arrêter au Café de la Loire. Il avait envie d’une boisson bien fraîche. Il prit une limonade et madame Leblanc se fit servir un thé. Ils étaient silencieux, comme si le temps faisait une pause.
— Tu n’as pas peur qu’« il » rappelle en notre absence ?
Le commissaire s’épongea de son mouchoir, sans répondre. Il essayait d’imaginer la maison de la folle. Y avait-il des voisins alentour ? Habitait-elle en ville ? Qui pouvait en vouloir à une idiote de village ? Cette histoire commençait à lui plaire. Il cherchait dans ses souvenirs une situation analogue au cours de sa longue carrière, mais n’en trouvait pas. « La folle de Maigret », dans une enquête célèbre, n’était pas si folle, celle de Ragonneau sortait de l’hôpital psychiatrique. Son collègue ne lui avait pas dit si elle possédait une famille. Était-elle orpheline, abandonnée ? Au fait, quel âge avait la victime et de ce fait, pouvait-il y avoir eu des sévices dont témoigneraient les coups ? Autant de questions à lui poser.
Et puis, il devait bien y avoir à Nevers d’autres enquêteurs, un taulier. Alors pourquoi ce coup de téléphone ?
Ils rentrèrent sans se presser. L’ancien commissaire affichait un visage perplexe et embarrassé. Ils s’arrêtèrent au bord de l’eau, pour observer un pêcheur abrité sous une capote de ciré, aussi immobile que ses bouchons.
— Tu pourrais sortir tes cannes à pêche, demain, s’il fait beau. Il fait meilleur le matin !
Madame Leblanc entreprenait de détourner son mari des élucubrations silencieuses qu’elle devinait chez lui. Ce n’est pas non plus sans une certaine espièglerie qu’elle tentait de déceler ses projets. Il sourit sans répondre. Le ciel restait menaçant et ils pressèrent le pas pour éviter une averse annoncée par de nouveaux grondements.
Il essaya encore de joindre Nevers.
— Le commissariat de Nevers ?
— Oui…
— Passez-moi Ragonneau !
Un long silence suivit sa demande. On entendait un cliquetis familier de machines à écrire, des chuchotements, des froissements de papier, des portes qui claquaient bruyamment.
— Monsieur ?
— Oui !
— L’inspecteur est sorti. Quel est le motif de votre demande ?
— Euh… c’est sans importance…
— Je vous passe le brigadier-chef de service ?
Leblanc hésitait. Il ne savait pas si Ragonneau apprécierait que son appel à Sully-sur-Loire fût dévoilé. Peut-être avait-il téléphoné d’une cabine publique ? Sa hiérarchie n’était pas nécessairement au courant ? Il déclina l’offre et se proposa de rappeler plus tard.
Il demanda les renseignements. Il voulait connaître les horaires de chemin de fer entre chez lui et Saint-Jacques-sur-Loire.
— À quelle heure, le soir, dites-vous ? 6 heures 06 à Sully ? Saint-Jacques à quelle heure ?
— 10 heures 04 en gare de Saint-Jacques, Monsieur, avec deux changements.
— Et pour demain ?
— 7 heures 15 le premier, puis midi 50… puis…
Cette démarche le rasséréna. Il n’avait pas pris de décision, mais avait évacué les préoccupations matérielles d’un possible déplacement. À Paris, les Leblanc n’avaient jamais possédé de voiture. Pendant sa carrière, taxis et autobus avaient transporté le célèbre commissaire dans tous les quartiers de la capitale, il n’avait jamais éprouvé le besoin de passer le permis de conduire. Il sentait mieux les choses en regardant Paris défiler derrière les vitres embuées du bus de la ligne 96. Il montait sur l’impériale au coin de la rue Oberkampf, tirait doucement sur sa pipe en se laissant dodeliner vers la Seine. Il pouvait réfléchir à sa guise, s’isolant dans le brouhaha de l’embauche et descendait place du Châtelet. Il gardait dans l’oreille le « cling » du contrôleur et le ahanement du moteur qui reprenait péniblement son élan. À son départ en retraite, c’est la femme du commissaire qui s’était décidée à apprendre à conduire et ils avaient acquis une auto.
L’après-midi était déjà avancé, la température restait caniculaire. La moiteur et les éclairs faisaient penser à des courts-circuits, tant l’air semblait électrique. C’est juste avant 6 heures que le téléphone retentit à nouveau.
— Allô ?
— C’est vous, monsieur Leblanc ?
La voix était saccadée.
— Oui. Ta ligne a dû sauter à cause de l’orage ? Du nouveau ?
— J’étais pris avec le juge, qui souhaitait absolument inspecter les lieux du crime. C’est un jeune qui vient de Dijon, tout feu tout flamme et qui voudrait voir déjà l’affaire résolue.
— Vous êtes retournés chez la vieille, alors ?
— Bien obligés… ce juge… quel citadin ! Un bellâtre habillé comme un ministre et prétentieux !
— Il a une idée, ton magistrat ?
— C’est sûrement sa première affaire.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Monsieur Saint-Lay, Modeste Saint-Lay. Il porte beau, malgré son prénom !
Ragonneau était manifestement mal à l’aise, très énervé par la visite du magistrat. Leblanc fut obligé de le gourmander gentiment.
— Écoute, Vieux, le prénom et le costume de ton bellâtre, on s’en fiche un peu… Il pense quoi ?
— Il est persuadé que c’est le voisin qui a estourbi la Thérèse…
— Thérèse, c’est la morte ?
— Oui, Thérèse Petit, quarante-trois ans, sans profession et bien cinglée !
— Et ce voisin, pourquoi le juge le…
— Ben ! Patron, parce qu’il ne pouvait pas l’encadrer, la Thérèse.
L’inspecteur de Nevers perdait un peu son langage urbain et ses phrases sentaient de plus en plus la campagne. Les roulements des « r » accentuaient le phénomène. Il ajouta, soudain et on sentait une gêne dans le ton de sa voix :
— Monsieur Leblanc, cela ne vous ennuie pas, au moins, que je vous appelle « Patron », en souvenir du bon vieux temps ?
— Il avait des raisons de la détester, ce voisin ? demanda-t-il sans paraître remarquer la question. Mais il cachait bien son plaisir de se voir encore tellement considéré.
Il s’épongea. Ses mains glissaient sur le récepteur, à cause de la sueur.
— Il ne se prive pas de la critiquer depuis longtemps. Une fainéante… vit aux crochets de la société…
— Jaloux ?
— Que oui, Patron et…
— Une précision, Ragonneau. Ta folle… physiquement… affriolante ?
Le commissaire entendit un éclat de rire dans l’écouteur. Ragonneau semblait brutalement détendu par la question du commissaire et s’esclaffait sans retenue.
— Une horreur, Patron ! Moche, des fesses de citrouille, un œil qui dit merde à l’autre, des cheveux mal peignés, fagotée comme un Carnaval… Moche, mais moche !
— Pas d’amant, alors ?
Leblanc perçut un rire étouffé.
— Tu vois, c’est déjà ça d’acquis. On élimine le crime passionnel. Avait-elle un magot ?
— Elle reçoit juste une petite pension.
— Elle avait d’autres ennemis que le voisin… comment s’appelle-t-il, au fait, le jaloux ?
— Rurhkampf, Alphonse Rurhkampf. Un retraité qui passe ses journées au jardin. Son terrain est mitoyen de la Thérèse.
— Marié ?
— Oui ! Avec une femme encore plus âgée que lui et bien impotente, plutôt réservée, le regard en dessous, vous voyez ?
— D’autres voisins ?
— À côté du jaloux, vers le canal, « la Marocaine » une jeune dame avec des enfants. Le mari, représentant de commerce, est rarement là. Puis un vieux couple sans histoire, le cœur sur la main, des anciens agriculteurs. Côté ville, les de La Vernière, qui ne vivent là qu’épisodiquement, aux vacances...
— Ils y sont, en ce moment ?
— Oui ! Depuis une semaine. En face, un pavillon inoccupé, des gens âgés parti en maison de retraite. À côté d’eux, un jeune type un peu marginal qui vit dans une menuiserie désaffectée. Les autres sont plus éloignés, je ne les ai pas encore rencontrés.
— Elle avait de la famille, ta morte ?
— Une sœur, qui ne venait presque jamais la voir…
— Prévenue ?
— Par télégramme, Patron, mais pas de réponse pour l’instant.
— Dis-moi, il y a des commerces, dans la rue ?
— Oh ! Non, pas le moindre. C’est une longue avenue qui sort de la ville, une route plutôt qu’une avenue, bordée de maisons résidentielles, le long de la Loire…
— Le mobile ? Tu as une hypothèse ? On exclut la bagatelle, si…
Un nouveau fou rire de Ragonneau permit à Leblanc de rallumer sa pipe éteinte et de réfléchir.
— Vous êtes en nombre, au commissariat de Nevers ?
— C’est l’été… les vacances, on est à effectif réduit… et puis avec le départ de l’étape du Tour de France à Nevers hier, tous nos gars étaient mobilisés…
Leblanc sentit à nouveau le ton de l’inspecteur perdre sa bonne humeur.
— Ah ! Oui ! Le Tour de France… et ton commissaire, il est en vacances ?
— Ben ! Oui ! Il est parti juste avant le 14 juillet…
— C’est un peu toi le chef, alors ?
— Hélas !
Leblanc l’avait pensé. Ragonneau se trouvait seul, confronté à une enquête difficile, un peu perdu et bousculé par un jeune juge sans doute inexpérimenté, mais également vaniteux et pressé. Il était sous tension et appelait à l’aide. L’ancien commissaire vint à son secours. L’aurait-il fait si juillet eut été moins torride ? La chaleur le confinait à la maison, où il traînait ses journées dans les jambes de son épouse.
— Tu sais que je ne peux pas intervenir officiellement…
— Je sais, Patron, mais… votre femme apprécierait peut-être un peu de tourisme… Vous connaissez Saint-Jacques-sur-Loire ?
Leblanc sourit et ne réagit pas.
— C’est une ville sympathique, une ancienne abbatiale renommée…
— Oh, moi, les vieilles pierres…
Il laissait son inspecteur de Nevers s’empêtrer, cachant, par amusement, son intérêt pour la proposition. Madame Leblanc, qui faisait mine de s’affairer, lança un regard courroucé à son mari, avec des mouvements de tête désapprobateurs.
— Retiens une chambre à Saint-Jacques. Une chambre double.
Un large sourire apparut sur le visage de sa femme qui s’empressa de monter à l’étage.
— Vous êtes chic, Patron…
— Choisis l’hôtel le plus proche du lieu du crime. Un établissement simple et discret. Au bord de la Loire, si c’est possible…
— Vous arriverez demain ?
— Ce soir ! On sera en auto. On dînera en route, je te rappelle plus tard. Tu seras au bureau ? demanda-t-il avant de raccrocher sans attendre sa réponse.
Il monta au premier. Dans la chambre, sa femme choisissait pour lui, dans l’armoire, les vêtements les plus légers. Une atmosphère de vacances finissait par s’accorder à la touffeur. Une valise ouverte était posée sur le lit.
— Je prends ton costume en lin ?
Un peu après 7 heures, ils quittaient Sully-sur-Loire. Madame Leblanc, installée au volant de la petite voiture, dissimulait mal son plaisir. Son mari, la carte routière sur les genoux, fumait à bouffées régulières, le coude négligemment posé à la portière. La vitesse apportait un semblant de fraîcheur. Une courte et violente giboulée augmenta encore cette sensation.
Ils s’arrêtèrent à Gien pour dîner, dans une auberge sur les quais. Le commissaire prit une friture de Loire et commanda du pouilly, comme pour se couler dans l’ambiance nivernaise. Il songeait à Ragonneau et à son mystérieux crime, récapitulant le peu d’éléments dont il disposait. Dans quel intérêt pouvait-on éliminer une demi-folle qui plus est, moche et désargentée, dans ce coin de campagne tranquille ? Que savait-il, en somme ? Un meurtre commis en plein jour. Et pourquoi n’avait-on fait aucun mal à la vieille impotente chez qui elle était placée ? Les voisins ? En dehors de la jalousie du jardinier, au nom qu’il n’avait pas retenu, Ragonneau n’avait rien relevé auprès des autres. Il lui faudrait voir de près le « marginal d’en face » et ceux qui ne séjournaient « que pour les vacances », dont le nom composé, ne lui revenait pas, interroger les commerçants... Un crime gratuit, par un individu de passage, il n’y croyait guère. Pas plus qu’au drame passionnel…
La friture était excellente. Ils commandèrent un café.
— Le téléphone ?
— Au bar, à côté de la caisse.
Le commissaire ne réussit pas à joindre le collègue de Nevers, qui était encore sorti. Mais il avait laissé une consigne au planton :
— Vous êtes le « monsieur de Sully-sur-Loire » ? L’inspecteur Ragonneau m’a seulement demandé de vous dire qu’il était, pour son enquête, à l’Hôtel du Cygne, à Saint-Jacques-sur-Loire et que c’est là qu’il fallait le joindre.
Leblanc fut amusé de l’astuce qu’avait imaginée son collègue pour éviter de divulguer sa venue.
— Tu regarderas l’Hôtel du Cygne, dans le guide ?
Le soir tombait doucement, les gros platanes de la nationale 7 s’égouttaient, le bitume rouge de la route fumait, en dégageant cette odeur particulière qui plaisait tant au commissaire.
Ils aperçurent de loin le pont de pierre de Saint-Jacques et ses lanterneaux encerclés de nuées d’insectes affolés par la lumière. Ils quittèrent la nationale et franchirent la Loire, dont on devinait seulement le glissement continu. Madame Leblanc coula l’auto sous le porche en arceau de l’hôtel, annoncé par une enseigne en fer forgé représentant un cygne.
Ils étaient attendus, malgré l’heure tardive. L’endroit sentait l’encaustique et les vieux murs. La Patronne, une grosse dame au visage rond, en tailleur bleu gonflé par sa forte poitrine, glissait silencieusement sur les épais tapis. Elle parlait sans cesse, multipliant les recommandations et les usages de la maison.
Ragonneau leur avait laissé un message, hâtivement griffonné sur un papier d’emballage un peu gras :
« Je dois rentrer d’urgence à Nevers. J’espère que l’établissement vous plaira. Merci, Patron ! Ragonneau, lundi 8 heures. »
Leblanc voulut faire une promenade, pendant que sa femme prenait possession de la chambre. Il se dit que l’inspecteur avait bien fait les choses : l’hôtel était juste à côté de la Loire, sur une île délimitée par les deux bras du fleuve. La route nationale franchissait le plus petit, vers l’ouest, par un pont métallique. Il s’accouda un moment à la rambarde, son contact était encore tiède. Il entendait, en contrebas, les remous du courant entre les piles. Une odeur douçâtre montait jusqu’à lui. Il eut un dernier regard vers cette avenue mal éclairée où, là-bas, un crime avait eu lieu, un lendemain de 14 juillet.
Chapitre 2
Où le commissaire commence ses investigations et où madame Leblanc est mise à contribution.
Les Leblanc prenaient leur petit déjeuner dans la salle à manger où trônait une imposante cheminée ancienne, quand la serveuse s’approcha de leur table :
— On vous demande au téléphone…
C’était l’inspecteur Ragonneau.
— Vous êtes bien installés, Patron ?
— Oui ! Très bien, Vieux. Du neuf ?
— Le légiste de Bourges. Je l’ai eu ce matin au fil. La Thérèse a été battue après avoir été étranglée.
— Il est formel ? Interrogea le commissaire, intrigué.
— Oui. Le rapport signale une absence de gonflement au niveau des contusions du visage. Ce serait caractéristique, puis il m’a noyé d’explications compliquées. Je n’ai pas tout compris, mais il est très affirmatif. Et ce n’est pas tout.
— Quoi d’autre ? s’impatienta le commissaire.
— On a relevé des traces d’un colorant sur les ecchymoses…
Leblanc oublia de répondre. Décidément l’affaire, il s’en doutait, se compliquait.
— Vous êtes toujours là, Patron ?
— Comment s’appelle ton légiste ?
— Un instant, je regarde…
Leblanc sourit en entendant des froissements de papier, la chute d’un livre ou d’un gros dossier et un juron à peine étouffé. Il bourra minutieusement sa première pipe de la journée. Après plusieurs minutes, enfin :
— C’est un certain docteur Charles Charache, Patron.
— Je vais l’appeler. Toi, tu vas te rendre à l’Hôpital Psychiatrique et tâcher de rencontrer le médecin qui avait placé Thérèse ou l’assistante sociale, tu aviseras. Tu ne m’as pas donné le nom de la famille d’accueil ?
— Les Lenoir. Mais on disait « la Ritale », dans le quartier, pour désigner la vieille.
— La « Ritale » ? Bon, on verra ça ! Essaie d’en apprendre un maximum sur la Thérèse. On déjeune ensemble ?
Il se mit en rapport avec l’institut médico-légal de Bourges.
— Commissaire Leblanc, je souhaiterais parler au Docteur Charache.
— Justement, il vient de terminer une vérification anatomique.
— Docteur Charache ? Ici Leblanc. J’interviens à titre officieux dans l’affaire de Saint-Jacques…
— C’est un honneur pour moi, j’ai suivi toute votre carrière… Que puis-je pour vous ?
On sentait le médecin fier de parler au célèbre commissaire et de pouvoir lui apprendre quelque chose.
— Vous avez réalisé l’autopsie de Thérèse Petit ? En avant-première, que pouvez-vous m’en dire ?
Leblanc eut le sentiment que le docteur se rengorgeait. Après un toussotement affecté, il lui confia :
— Une grasse et forte femme, plutôt négligée, la quarantaine bien fanée. La cause du décès est une strangulation. Les ecchymoses sur le cou sont profondément marquées et ne laissent aucun doute. Par contre, les coups sur le visage et le cuir chevelu m’ont bien intrigué. Ils ont été portés après la mort, avec un objet contondant, je dirais un peu pointu. Mais j’élimine une arme blanche, car la peau n’est pas fendue.
— À quelle heure situez-vous le décès ?
— Compte tenu des résidus stomacaux, je dirais… entre 3 et 4 heures de l’après-midi.
— Qu’avait-elle mangé ?
— J’ai surtout retrouvé de la viande, du poulet, pour être précis.
— De l’alcool ?
— Je n’ai pas encore les résultats des dosages sanguins, mais je suis certain que non.
— Vous prétendez, docteur, qu’elle a été frappée après sa mort… ?
Le médecin, piqué au vif, l’interrompit d’un ton avantageux :
— Ces coups ne peuvent pas être antérieurs à l’exitus. Il n’y a pas de formation de thrombus dans les tissus meurtris ni d’infiltration hématique dans les espaces intercellulaires. Et il n’y a aucun œdème péri lésionnel.
— Bien, docteur ! Mais Ragonneau m’a parlé d’un colorant. Vous pouvez préciser ?
— On en saura davantage après analyse physicochimique des prélèvements que j’ai adressés à un confrère spécialisé, à Dijon. Mais j’ai noté, au niveau des blessures, la trace d’un colorant bleu foncé qui a tatoué la peau.
Leblanc se persuada qu’il lui fallait flatter un peu son interlocuteur.
— Je vous remercie infiniment, docteur Charache. Grâce à vos découvertes, l’enquête prend une nouvelle direction.
Le commissaire sentit le praticien se rengorger. À son tour, il fit preuve d’amabilité.
— Vous êtes chargé de l’affaire ?
— Non, je suis juste venu conseiller un collègue, étant de passage à Saint-Jacques… N’est-ce pas trop vous demander de ne pas faire état de notre conversation ?
— Je comprends tout à fait, susurra le médecin, flatté de garder au téléphone un si célèbre policier.
Il proposa :
— Rappelez-moi demain, j’en saurai plus sur les analyses. Soit dit entre nous, je parierais pour du cirage…
— Une dernière question, Docteur. Les ecchymoses sur le cou, des mains d’homme ou de femme ?
— Là, vous m’en demandez un peu trop, Monsieur le commissaire.
Leblanc était pensif en regagnant la table de la salle à manger. Son épouse était en grande conversation avec la Patronne de l’hôtel. Celle-ci s’éclipsa en adressant un large sourire au commissaire.
— Madame Delacoulisse t’a bien reconnu, chuchota fièrement madame Leblanc à son mari. Elle ajouta avec un air entendu :
— Je lui ai dit que nous étions en voyage d’agrément… Elle m’a parlé de l’affaire qui fait grand bruit ici. Elle va te réchauffer ton café.
Le commissaire ralluma sa pipe qu’il avait laissée s’éteindre pendant son entretien. Il était absorbé et sa femme n’osa pas interrompre davantage le fil de ses pensées. Il ingurgita machinalement plusieurs tartines de gros pain et reprit deux noirs. Après un long moment de silence, il se pencha vers son épouse :
— Tu vas faire un tour en ville, les commerces et essayer d’en apprendre le plus possible sur Thérèse. Ce qui m’intéresse surtout, c’est ce que les gens pensaient d’elle, qui elle rencontrait, enfin tu vois… Fais les pâtisseries, elle avait un bon coup de fourchette ! ajouta-t-il amusé.
On aperçut, un peu plus tard madame Leblanc quitter le « faubourg » avec son panier à provisions familier, trottiner gaiement vers la ville, en robe claire, un chapeau fleuri sur la tête, car il faisait déjà chaud.
Il sortit de l’hôtel vers 10 heures, se dirigea vers le pont de fonte, celui qui menait vers la maison du crime. Il fit une brève halte pour contempler le cours de la Loire. Le niveau était aussi bas qu’à Sully et on voyait de longues étendues de sable où s’étaient échoués de nombreux arbres morts. Passé le pont, au carrefour, il remarqua un établissement qui ne payait pas de mine, l’Auberge du Cheret il se promit d’y prendre l’apéritif. Les mains dans les poches, comme un promeneur distrait, il poursuivit sa promenade tranquillement, escorté par des spirales de fumée.
Il suivit une allée piétonnière bordée de platanes qui avaient bien du mal à procurer de l’ombre. En chemin, il croisa plusieurs marcheurs, le visage rouge et couvert de sueur, un bâton noueux en main, un sac pesant sur le dos. Des pèlerins, sans doute, se dit-il, se souvenant du guide touristique qu’il avait lu la veille en voiture. Saint-Jacques y était décrite comme une étape sur les chemins de Compostelle.
Une auto reculait pour sortir d’une cour ; il en profita pour demander au conducteur :
— Pardon, Monsieur, la maison de Thérèse Petit, c’est bien par là ?
— C’est qu’elle est morte, vous la verrez point, lui répondit de loin une femme âgée, mais vive, qui fermait les portes du garage derrière la voiture. Elle avait un fort accent et roulait les « r » de façon déterminée. C’est-y qu’vous vouliez la voir ?
Elle prononçait « vouar », comme Ragonneau lui avait dit, la veille, la « Louare ».
— C’est pour les obsèques… mentit Leblanc, sans préciser s’il était de la famille ou des services funèbres.
— Vous êtes peut-être un parent ? s’enquit-elle, en inclinant un peu la tête.
Le commissaire sentit qu’il avait affaire à une commère et esquiva la question.
— Non, des démarches administratives…
— Vous savez, c’était une pauvre femme, dans l’fond, reprit la bavarde, en accentuant le mot « pauvre ». Son mari, au volant, ne disait mot.
— Ce n’était pas une raison suffisante pour la tuer, non ? lança Leblanc à tout hasard.
— Y’a ben du mystère là d’sous, va !
Il sentit qu’il n’en tirerait rien de plus et renouvela sa demande.
— C’est à quel numéro ?
— Au 122 ! Vous verrez, c’est juste après une grande bâtisse aux grilles vertes et aux allures bourgeoises, derrière de hauts arbres.
Le commissaire souleva son chapeau et reprit sa marche. L’avenue était bordée de maisons calmes et silencieuses, de chaque côté. Certaines lui rappelaient la banlieue parisienne. Il reconnut facilement, cachée par les feuilles, celle aux grilles vertes, construite dans un style nettement différent des autres. Il s’arrêta au portail. Les volets n’étaient pas tous ouverts et un bruit de moteur lui parvenait au loin. Il respira des odeurs de gazon fraîchement coupé. Sans doute la maison d’été que Ragonneau avait évoquée.
Légèrement au-delà, la route surplombait une cour, où une petite auto blanche était rangée. La vue plongeante permettait à Leblanc d’observer les lieux. La demeure des Lenoir était simple et banale. Une construction moderne, garage au rez-de-chaussée, avec un escalier muni d’une rampe en fer forgé, pour monter aux pièces d’habitation. En haut des marches, un auvent avait été rajouté, qui abritait un banc sur lequel on distinguait des coussins fatigués. La porte était ouverte. Un chien devait être attaché derrière, car on entendait des bruits de chaîne et des aboiements rauques. On devinait un vieux bateau, abandonné là sous des bâches mal ajustées.
Il resta de longues minutes à détailler cet endroit où un crime avait eu lieu deux jours auparavant. Détournant le regard vers la droite, il vit une grille noire qui ouvrait sur un jardin bien entretenu. Une petite cabane se dressait sur le terrain. Il aperçut un type bedonnant, torse nu, penché sur la terre. Sans doute le jaloux au nom allemand, se dit-il.
L’atmosphère était paisible, en ce jour de vacances d’été provincial. Pourquoi Leblanc pensa-t-il que cette apparente quiétude cachait d’obscures intrigues silencieuses ?
Il haussa les épaules et poursuivit sa promenade. D’autres maisons se succédaient, bien enfermées dans leurs clôtures arborées. Toutes possédaient un terrain étroit qui se prolongeait loin derrière l’habitation.
Bientôt il n’y eut plus que des champs, traversés par un cours d’eau nonchalant qui alimentait un étang. Ses pas troublèrent un héron qui s’envola lourdement. Plus loin, il atteignit le canal. Des péniches de transport étaient amarrées, attendant l’ouverture de l’écluse, devant le Café des Mariniers. Il y avait aussi des bateaux de promenade. Il était bientôt 11 heures et l’air bourdonnait. Il s’installa à la terrasse déserte et commanda un verre de vin blanc. Il allumait sa pipe quand le tenancier le lui servit.
— Voilà un coteau de Saint-Jacques, Monsieur, c’est un vin du pays, lui commenta le Patron. C’était un homme aux fortes moustaches, vêtu d’une marinière. Vous êtes venu en péniche ?
Leblanc posa son chapeau sur le banc de bois.
— Il y a beaucoup de mouvement de bateaux, chez vous ? demanda-t-il sans répondre.
— L’été, surtout, des Parisiens… Il n’y a plus guère de trafic pour le commerce, vous savez.
— Pour le 14 juillet, il y a eu beaucoup d’arrivants ?
— Attendez… deux péniches ont éclusé. Une montante, en route pour rejoindre Briare, des Belges en retraite. L’autre était une baille à touristes qui venait de Sancerre.
— J’ai entendu parler d’un crime, dans le coin. C’est plutôt calme, pourtant, tenta Leblanc.
— Les nouvelles vont vite… c’était une pauvre femme qui n’avait pas toute sa tête. Pour moi, on a dû vouloir lui voler sa pension. Vous savez, on n’est plus tranquille nulle part, même à Saint-Jacques.
— Elle avait du bien ?
— Pensez donc ! Ça vivait d’allocations, aux crochets de la société, si vous demandez mon avis…
Plusieurs tables s’étaient garnies. Le Patron allait et venait. Une ambiance joyeuse et bruyante s’était installée dans le troquet.
Leblanc frappa sa pipe sur son talon pour la vider, la fourra dans sa poche et retourna à sa flânerie. Somme toute, le meurtre d’une femme sans grand intérêt, songea-t-il en lui-même. C’est le mobile qui manquait. Il lui tardait de reprendre les interrogatoires avec Ragonneau.
Il rejoignit l’hôtel de son pas tranquille, mais son esprit restait en éveil. Madame Leblanc était rentrée.
— Qu’as-tu appris, au bourg ?
— C’est une bien jolie ville, tu sais… Quand cette affaire sera résolue, on pourra…
— Si tu veux, si tu veux…
— J’ai fait les commerces de bouche…
Le commissaire s’accouda à la fenêtre qui s’ouvrait sur l’arrière de l’hôtel. On devinait les reflets de la Loire, derrière les peupliers immobiles.
— Tout le monde la connaît, Thérèse. Elle circule en ville en gesticulant, feignant d’être entraînée par un petit chien jaune. Elle vocifère et prend les gens à témoin. Personne ne la décrit comme méchante et on la regarde passer en souriant. Il y en a beaucoup d’autres comme elle, à cause de l’hôpital psychiatrique.
— Quels commerces fréquente-t-elle ? Se fit préciser Leblanc.
— Le boulanger surtout et le tabac-journaux du faubourg, tous les matins…
— Le “faubourg” ?
— On dit le faubourg, ici, pour désigner l’île entre les deux bras de Loire. L’Hôtel du Cygneest dans le faubourg.
— Elle achetait du tabac ?
— Non, pas depuis le décès du fils Lenoir. Le journal du coin et des magazines à sensations.
— Sais-tu si on a remarqué chez elle un changement de comportement, ces jours derniers. Paraissait-elle inquiète ?
— J’ai bien pensé à poser la question. Elle était toujours très excitée, mais elle semblait encore plus volubile, le matin du 14 juillet et d’humeur joyeuse. Même que la boulangère lui a demandé pourquoi.
— Elle a dit pourquoi ?
— Non, elle est sortie du magasin en braillant des mots inintelligibles. Elle est coutumière du fait, d’après elle.
— Tu as bien travaillé, “madame Leblanc”. Comment as-tu fait pour glaner tous ces renseignements ?
— J’ai dû remplir mon panier… répondit-elle en rosissant de plaisir.
— On donnera tout ça à Ragonneau.
— J’ai acheté une carte postale pour ma sœur, tu voudras bien la signer ?
Ils descendirent dans le grand salon dont les vieilles dalles apportaient une fraîcheur de cave. Installés dans des fauteuils damassés Louis XIII, ils avaient commandé l’apéritif. Il prit un verre de pouilly, alors que sa femme accepta exceptionnellement, parce que c’était un peu les vacances, un doigt de Saint-Raphaël.
Leblanc reconnut aisément Ragonneau qui entrait timidement dans le hall et parlait bas en désignant de la tête l’ancien commissaire. Un gros garçon au visage rouge, toujours légèrement emprunté dans ses gestes, comme s’il avait peur de déranger. Un sourire naissait vite quand il se sentait à l’aise. Il avait gardé sa moustache fournie. Madame Leblanc pensa que sa cravate jaune s’accordait mal avec son costume.
Il était un peu intimidé de revoir le commissaire, surtout avec son épouse.
— C’est rudement gentil d’avoir accepté de venir m’épauler !
— Laisse, Vieux. Tu prendras bien quelque chose ?
— Alors, comme vous, Patron.
Leblanc lui commanda un verre de pouilly. Les présentations faites, le commissaire interrogea :
— Tu as pu rencontrer quelqu’un à l’hôpital psychiatrique ?
— Oui, un médecin qui allait juste partir en vacances. Le docteur Andreotti, un gars tiré à quatre épingles avec un accent du Midi…
— C’est lui qui soignait la Thérèse ?
— Oui ! Depuis très longtemps.
— Quel âge avait-elle, exactement ?
— Quarante-trois ans, d’après le médecin. Il m’a embrouillé avec ses termes techniques, mais j’ai compris que Thérèse Petit avait eu une grave méningite dans son enfance et qu’elle n’avait jamais grandi dans sa tête après. Une intelligence limitée, mais pas une débile. Elle pouvait même être finaude et roublarde, parfois, d’après lui…
— Elle savait lire ?
— Elle a été jusqu’au cours élémentaire, elle lisait couramment et parvenait à compter ses sous pour la vie de tous les jours.
— Pas dépressive ?
— Non ! Plutôt extravertie.
— Elle prenait des médicaments ?
— Le psychiatre m’a dit qu’elle était incapable de suivre un traitement correctement. C’est une infirmière qui venait lui faire une piqûre tous les mois. Un produit « retard », pour lui calmer les nerfs, un neuroleptique, je crois.
— Quand avait-elle reçu la dernière ?
— Il y a quinze jours, la prochaine était prévue la semaine à venir. Elle a longtemps été internée parce qu’elle était incapable de s’en sortir toute seule. Cela fait 20 ans qu’elle était chez les Lenoir où elle était un peu la bonne à tout faire.
— Elle n’avait pas de famille ?
— Si, Patron, une sœur qui vit à Paris.
— Ton docteur Andreotti l’a déjà rencontrée ?
— Jamais. Aucune relation directe avec elle. Il semble qu’elle ne s’occupait nullement de Thérèse. Elle se contentait de remplir les papiers de renouvellement de tutelle par correspondance.
— Avait-elle du bien ?
— D’après lui, non. Elle percevait une petite pension en lien avec son handicap.
— Ses parents ?
— Décédés. Des gens simples, sans fortune.
— Selon ton docteur, est-ce qu’elle aurait pu être agressive ?
— Patron, vous pensez qu’elle aurait pu s’en prendre à un visiteur qui se serait défendu ?
— Je cherche… nous n’avons aucun mobile… En somme, une personne un peu limitée, mais pas méchante, placée là par sa famille dont on ne sait rien. C’est la sœur qui avait réclamé la mise sous tutelle ? Renseigne-toi sur elle. Est-elle prévenue ?
— Je m’en suis occupé, Patron. Elle vit dans le 17earrondissement, rue Legendre ;l’hôpital avait son adresse dans le dossier. Je lui ai fait envoyer un télégramme, lui demandant de se mettre d’urgence en rapport avec le commissariat de Nevers, pour une affaire grave. Je préférais lui annoncer de vive voix…
— Et voir ses réactions, tu as bien fait. Elle n’a pas encore rappelé ?
Madame Leblanc suivait avec attention la conversation des deux policiers et semblait « aux anges ».
— Tu déjeunes avec nous, Vieux ?
Il y avait du sandre au beurre blanc au menu. Ils prirent une demi-bouteille de sancerre, recommandée par la Patronne. Leblanc se remémora une ancienne enquête, au pied de la colline de Sancerre, bien des années auparavant.
Ils mangèrent silencieusement dans la grande salle un peu sombre aux antiques poutres apparentes. Au moment du café, madame Leblanc s’éclipsa discrètement et laissa les deux hommes en tête à tête.
— On va aller voir la vieille Lenoir et interroger les voisins, tu veux ? suggéra l’ancien commissaire en sortant sa blague à tabac.
Ragonneau avait garé l’auto noire au coin du pont de fonte et s’apprêtait à ouvrir la portière.
— Si on marchait ? proposa Leblanc.
Le temps était encore orageux et chaud. Mais le vent s’était levé de l’ouest, laissant espérer un rafraîchissement. Ils passèrent devant la maison où il avait demandé son chemin, pendant sa promenade matinale.
Le commissaire eut un mouvement de tête vers son compagnon.
— J’ai croisé les gens qui habitent là. La femme m’a l’air d’une fameuse commère…
— Ce sont les Champvoux. J’ai déjà interrogé Germaine Champvoux. Le couple, en retraite, cultive un terrain juste à côté des Lenoir. Mais ils n’y étaient pas cet après-midi-là. Tout le monde était au Tour de France. C’était la fête en ville.
— Il sera peut-être bien utile de les revoir. Aucun ragot ne doit lui échapper.
Ils entrèrent chez les Lenoir. La porte était ouverte et ils trouvèrent la dame âgée dans son lit. Les volets étaient tirés et il régnait dans la chambre vieillotte une odeur d’hôpital.
— Excusez-moi, madame Lenoir, je suis revenu avec un collègue...
— Je ne suis pas bien forte sur mes jambes…
— Restez dans votre lit. C’est pour le rapport, vous comprenez…
C’était une femme très grosse qui soufflait à chaque phrase, comme une machine à vapeur. Ragonneau l’interrogea doucement :
— Vous m’avez bien dit que vous étiez chez vous, Madame Lenoir, dimanche après-midi ?
— Oui, je ne bouge jamais, vous savez... Et puis avec cette chaleur !
— Thérèse était là aussi ?
— Oui, comme toujours, devant la radio. La pauvre…
— Au moment du meurtre, vous étiez donc dans la maison ?
— Je n’ai rien entendu…
— Vous n’avez pas perçu des cris ou des appels ?
— J’ai bien perçu du bruit, mais j’ai cru que c’était dans le poste. J’étais à la sieste.
— Vous n’avez pas appelé ?
— Ben, pourquoi ?
— Vous avez eu de la visite ? insista l’inspecteur.
— Non. C’est l’infirmière qui m’a réveillée pour ma piqûre de diabète.
Leblanc interrogea Ragonneau du regard.
— Il était quelle heure quand Monique Desforges, l’infirmière, est arrivée ?
— Je n’ai pas fait attention, je me réveillais. Mais elle vient toujours vers les 6 heures du soir, pour mon insuline.
Le commissaire n’avait dit mot et restait en retrait, silencieux. Il finit par lui demander :
— Ça fait longtemps que Thérèse était placée chez vous ?
— Plus de 20 ans, Monsieur, plus de 20 ans.
— Vous vous entendiez bien avec elle ?
— Comment j’aurai fait, sans elle ?
— On peut-être dépendant de quelqu’un sans vraiment l’apprécier, non ? insista doucement Leblanc.
— …
— Ce bruit que vous avez perçu, dans le poste, savez-vous à quel moment c’est arrivé ?
— Non, je n’ai pas noté l’heure…
— Cela faisait longtemps que vous étiez allongée ?
— À dire vrai, je n’ai pas bougé d’mon lit d’la journée.
— Et vous n’avez pas eu peur ?
— À mon âge, on n’a plus peur, Monsieur…
— Tout de même, un étranger dans la maison… et des cris…
— J’ai cru que c’était la TSF, que je vous dis. J’entends bien mal.
— Personne n’est venu, après ? insista le commissaire.
— … Juste l’infirmière, haleta la vieille et elle ajouta, comme Leblanc hésitait à allumer sa pipe et la lissait entre ses doigts, vous pouvez fumer, j’ai été habituée avec mon fils.
Ragonneau fit un signe entendu à son patron et reprit la parole, s’adressant à lui :
— Madame Lenoir a eu un fils qui est décédé l’été dernier. Le cancer. Elle a encore une fille qui a fait sa vie à Paris.
— Elle a été prévenue ?
— Pour l’instant, nous n’avons pas pu la joindre. J’ai pu contacter son employeur, une grande entreprise de transport où elle est secrétaire. On m’a dit qu’elle est en vacances jusqu’à la fin juillet. On essaye de la localiser. Elle est mariée à un chauffeur-livreur dans la même entreprise. Elle s’appelle Lauvergeon.
— Vous ne savez pas où est votre fille, en ce moment ? reprit Leblanc en s’adressant à madame Lenoir qui avait un peu retrouvé son souffle.
— Elle a téléphoné ces jours-ci, mais c’est la pauvre Thérèse qui avait décroché.
— C’était quand, vous souvenez-vous ?
— J’ai plus toute ma tête, vous savez.
— A-t-elle précisé qu’elle viendrait vous faire une visite ?
— Thérèse n’a rien dit…
— Reposez-vous, madame Lenoir, nous faisons le tour de la maison.
Ils la laissèrent, à nouveau haletante, un peu déboussolée et entrèrent dans la cuisine qui était exposée côté jardin.
— C’est l’infirmière qui a découvert le corps ? demanda Leblanc, furetant à la recherche d’un cendrier.
— Oui, Patron, elle confirme l’heure, autour de 6 heures, elle commençait sa tournée du soir. Thérèse était allongée devant l’évier, la radio braillait toujours. Il n’y avait pas de désordre dans la pièce. C’est en ne la voyant pas se manifester que madame Desforges s’est inquiétée.
— Dis-moi, les empreintes, ça a donné quelque chose ?
— J’avais oublié, Patron… On a relevé celles de la vieille et de Thérèse, un peu partout,celles de l’infirmière dans la chambre. Par contre, aucune sur le buffet de la cuisine ni sur la porte d’entrée.
— Tu veux dire que quelqu’un a essuyé volontairement ?
Leblanc ouvrit machinalement les tiroirs. Des couverts et autres ustensiles dans le premier, du fourbi dans le second, liste de courses, calendriers des PTT, paquets de gris entamés, vieux billets de loterie, factures diverses… La pièce transpirait la crasse et les relents de graisse refroidie.
Son attention fut attirée par des bruits de moteurs. Il souleva le rideau et demanda :
— Derrière, dans le champ du fond, qui est-ce ?
— Les de La Vernière, Patron, ceux qui ne sont là que pour les vacances. Et regardez de l’autre côté… L’homme derrière l’engin, c’est Rurhkampf, le jardinier qui ne pouvait pas piffrer la Thérèse, celui que soupçonne le juge Saint-Lay, vous vous souvenez ?
Un vrai poste d’observation, cette pièce, enregistra-t-il pour lui-même. Dans l’arrière-cour, le corniaud tirait toujours sur sa chaîne qui cliquetait sur le sol. Il aboyait vers les silhouettes des enquêteurs, derrière la fenêtre.
— Et le terrain à moitié cultivé, entre ici et les de La Vernière, à qui est-il ?
— C’est Rurhkampf qui prétend le posséder… En réalité, j’ai fait interroger le cadastre et il appartient à une Parisienne, que personne n’a jamais rencontrée. De La Vernière m’a confié que Rurhkampf en avait la jouissance. Il entretient le terrain, m’a-t-il dit, mais sous-loue des morceaux…
— Un peu profiteur, le bonhomme ?
Les deux policiers retournèrent dans la chambre de la vieille pour prendre congé. Leblanc s’enquit auprès d’elle :
— Et maintenant, vous n’avez pas peur qu’ils reviennent ?
— Qui ça ? haleta-t-elle, au bord de l’asphyxie.
— Madame Lenoir, ceux que vous avez entendu crier dans le poste, dimanche !
Le commissaire eut un peu honte de tourmenter ainsi une vieille dame. Pourquoi sentait-il confusément qu’elle leur cachait quelque chose ?
Ils regagnèrent le chemin piétonnier.
— Vous avez une idée, Patron ?
— Je n’en ai jamais, Vieux, tu sais ?
Ils se dirigèrent d’un pas lent vers le domaine du jardinier Rurhkampf.
Chapitre 3
Où Leblanc fait connaissance d’un jardinier sûr de lui et où il se laisse porter par ses intuitions.
La chaleur devenait à nouveau accablante, Leblanc avait surtout envie d’une bière. Il s’épongea le front et la nuque avec son mouchoir, agita son chapeau pour se faire un peu d’air.
Sur un terrain tout en longueur, des rangs de légumes s’alignaient au cordeau, sans une mauvaise herbe. Un arrosage automatique coupait le silence de ses saccades rafraîchissantes et, du coup, Leblanc eut encore plus soif. Une cabane en pierre était posée là, à l’ombre d’un vieux noisetier. Au-delà, on découvrait d’autres plantations, il eut le temps de reconnaître des tomates, des fraisiers et des melons de belle allure. On entendait au loin le grincement d’une scie et le ronronnement d’une tondeuse.
Rurhkampf lâcha sa binette pour venir à leur rencontre, posément, comme un homme sûr de lui. Un gaillard de haute taille, torse nu et bronzé, marchant lentement en poussant son ventre en avant, comme un avantage. On aurait dit qu’il ne savait pas sourire, mais s’y forçait, découvrant des dents carnassières et jaunies.
— Ces messieurs apportent la fraîcheur ?
Il roulait terriblement les « r ».
— À midi, il y avait déjà 40°. Il ajouta, essuyant ses grosses mains calleuses sur les cuisses. Vous excuserez la tenue, y’a rarement d’la visite ici…
Ragonneau présenta le commissaire.
— Je suis venu avec un collègue…
— Rapport à la Thérèse, je suppose ?
Leblanc devinait un certain malaise, derrière un air fanfaron. Sans se concerter avec son collègue, il prit l’initiative.
— Vous avez une belle surface, dites-moi, monsieur Rurhkampf ! Et bien arrangée…
— C’est du travail, mais sans ça, j’m’ennuierai. Et puis, ça met du beurre dans les épinards !
— Vous pourriez vous reposer, à votre âge ?
— Je ne me suis jamais reposé, Monsieur ! Je n’aime pas bien être enfermé. Il faut que j’vienne ici tous les jours, au grand air.
— L’hiver aussi ?
— Moins longtemps quand il fait froid, mais y’a toujours à faire… Faut qu’il neige pour que j’vienne pas !
— Vous habitez à Saint-Jacques ?
— Rue du Puits neuf. C’est au 33, si vous voulez le savoir.
On sentait Rurhkampf agacé par les questions, mais il faisait des efforts pour paraître aimable.
On vit sortir de la cabane une vieille dame, en robe à fleurs, marchant à petits pas hésitants malgré sa canne. Elle penchait la tête de côté, restait sur le pas de la porte, silencieuse, ébauchant un fugitif sourire timide.
— Madame Rurhkampf, je présume, dit Leblanc en soulevant légèrement son chapeau.
— Oui, ma femme a bien des misères avec ses jambes…
Et, à voix plus basse, pour ne pas qu’elle entende, il ajouta « et maintenant elle perd un peu la vue. »
— Vous étiez là dimanche après-midi ?
— Tous les jours !
Leblanc sortit sa pipe et commença à la bourrer lentement, comme pour ménager un silence embarrassant. Rurhkampf les invita à prendre place autour d’une table de jardin en fer qui avait été peinte en blanc, il y a bien longtemps. Le commissaire feignit de l’ignorer et reprit, en allumant son fourneau :
— À quelle heure êtes-vous arrivés ?
— On est toujours au terrain à 3 heures, l’été, pour profiter des beaux jours. C’est pas difficile, on a été voir passer le Tour de France, puis on est venu là.
— L’autopsie a montré que Thérèse a été assassinée entre 3 heures et 4 heures.
— Des fois, vous ne voudriez pas m’accuser du meurtre, par hasard ? ironisa Rurhkampf, mimant une fausse gaieté.
— Je disais seulement que vous deviez être ici à l’heure du crime. Vous n’avez rien remarqué ?
— Dans le jardin, quand on est occupé, on ne fait pas attention.
— Et votre épouse non plus ?
Rurhkampf se recula brutalement, offensé :
— Laissez ma pauvre femme en dehors de tout ça. Vous l’imaginez se précipiter chez la voisine, monter les marches avec sa canne et aller l’étrangler ?
— Comment savez-vous qu’elle a été étranglée ?
— C’est la rumeur…
Le jardinier, son gros ventre en avant, avait perdu son visage avenant.
— Je n’accuse pas votre épouse… reprit Leblanc à voix basse.
— Faudrait y voir.
— Je voulais juste vérifier si elle a remarqué des allées et venues, des bruits de voiture.
Madame Rurhkampf paraissait murée dans un silence buté, le regard bas. Elle laissa son mari répondre.
— Dans la cabane, on n’entend rien et puis avec la circulation des camions sur la route…
Il semblait avoir une repartie à tout et arborait l’indignation du bon français.
— Feriez mieux de chercher ailleurs que chez les braves gens…
— Que voulez-vous dire ?
— Tout le quartier a été cambriolé l’année dernière au 14 juillet.
— On a coincé les malfaiteurs ?
— Faudrait déjà les avoir cherchés !
Leblanc sentit venir le couplet sur l’inefficacité des services de police, préféra changer la tournure de l’interrogatoire.
— Vous connaissiez bien Thérèse Petit ?
— Pas plus que ça…
— C’était quand même votre voisine !
— Et alors ?
— Il vous arrivait de lui parler, je suppose.
— Vous auriez connu la personne…
— Vous ne semblez pas la porter dans votre cœur, la Thérèse ?
— Laissez-moi vous dire une bonne chose, Monsieur. Cette Thérèse, comme vous l’appelez, c’était un poison, une bonne à rien qui s’occupait toujours des affaires des autres et colportait pis que pendre sur tout le monde. Alors, moins on lui en racontait, mieux ça valait.
— Elle était un peu simple d’esprit, non ?
— C’est ce qu’elle voulait faire croire. Le cinéma, ça ne marche pas avec moi, même si j’suis pas « spychiâtre ».
— Que voulez-vous dire ?
— Elle n’était peut-être pas de la première intelligence, mais elle savait y faire et compter, raconter des choses pour faire du mal…
— En somme, sa disparition ne vous affecte pas plus que ça ?
— Très franchement, c’est le cas de le dire, Monsieur l’inspecteur. On donne assez pour les impôts !
Il prononçait curieusement « c’est l’cas d’dire ».
— Que faisait-elle de ses journées, la Thérèse ?
— À droite, à gauche, à brailler des âneries.
— Elle avait des visites ?
— L’infirmière, pour la vieille, les commerçants, un jardinier pour l’entretien…
— Une dernière question, monsieur Rurhkampf, elle avait de la famille qui venait la voir ?
— Une sœur, à Paris, une femme bien, elle, qui débarque une fois l’an, dans une grosse cylindrée.
— La grosse cylindrée, elle n’est pas venue pour le 15 juillet ?
Pourquoi Leblanc eut-il le sentiment que son interlocuteur regrettait sa remarque ? Il salua de son chapeau et laissa là le couple, se retournant avant de quitter le jardin avec Ragonneau qui était resté coi. Il eut cette phrase, qui sonnait comme une menace :
— On reviendra sans doute vous voir…
— Maintenant que vous connaissez le chemin… ironisa Rurhkampf, pour conserver le dernier mot.
Le soleil tapait fort. Tous les deux retirèrent leur veston. Leblanc qui se sentait progressivement envahi par la mauvaise humeur, proposa une halte à l’Auberge du Cheroù le Patron le reconnut. Il commanda un demi et son confrère une menthe à l’eau. Le commissaire restait silencieux, mécontent de ce début d’enquête. Il regardait les voitures se lancer sur la longue avenue, en sortant du « faubourg ». De gros camions essoufflés crachotaient une fumée âcre. Fermant à demi les yeux, les bruits et les odeurs lui rappelèrent curieusement le trafic parisien, sous sa fenêtre du quai des Orfèvres.
Après son demi, il desserra les dents.
— Tu sais, on nous cache quelque chose. Tu vas lancer ton équipe sur la fille Lenoir et sur la sœur de Thérèse. Tu peux joindre le Quai, demande Lefevre de ma part. Qu’il envoie quelqu’un à leurs domiciles, qu’il interroge les voisins, les commerçants du quartier. Qu’il tâche de savoir aussi ce que font les maris, s’il y en a. Enfin tout, quoi, tu vois ? Dis-lui que c’est urgent et qu’on peut me joindre à l’Hôtel du Cygne. De ton côté, vérifie à tout hasard les péniches qui ont fait halte au canal ces jours derniers. En contactant les écluses, tu devrais pouvoir les localiser.
— Vous voulez que je vous dépose quelque part ?
— Non ! Merci, Vieux… file !
Leblanc resta encore un long moment à la terrasse du café, triturant sa pipe et maugréant en lui-même. Pourquoi cette affaire qui aurait dû le distraire dans sa retraite, le tracassait-il autant ? Était-ce la chaleur ? Ou l’impression de se faire mener en bateau ?
Il fit un effort pour échapper à la torpeur qui l’envahissait, reprit l’« avenue du crime ». En ce milieu d’après-midi, la route dégageait une odeur de goudron fondu qui lui plaisait.
Il s’arrêta devant la maison des de La Vernière, cachée de la rue par un feuillage épais. La bâtisse attirait l’œil, avec son long corps en meulière terminé d’un côté par une aile plus élevée et arrondie qui lui donnait une allure de château. Un escalier de pierre menant au perron accentuait cette impression. Les ouvertures étaient soulignées par des motifs ouvragés. De part et d’autre de la porte d’entrée deux têtes de satyres avaient l’air de faire de l’œil aux visiteurs.
Le portail était grand ouvert. Le gazon venait d’être tondu, Leblanc aimait bien l’odeur d’herbe coupée. C’est peut-être ce qui le poussa à s’engager dans l’allée qui semblait mener derrière la maison ? C’est aussi parce qu’il ne trouva pas de sonnette.
Il ne vit personne non plus dans la cour. Portes et fenêtres étaient largement béantes et les rideaux se balançaient mollement. Un bruit de TSF sortait des ouvertures.
— Il y a quelqu’un ?
Il régnait une atmosphère de détente. Plus loin, on percevait un ronflement régulier de moteur. Leblanc s’enhardit et s’enfonça sous une allée d’ormes qui débouchait sur un champ tout en profondeur. Au loin deux personnages s’activaient entre les arbres fruitiers, l’un était juché sur un tracteur vert foncé.
Il s’assit sur le rebord du puits, sous un noisetier prolifique. Bientôt le son du tracteur s’interrompit. Il vit venir vers lui les deux silhouettes.
— Je suis désolé de vous déranger, commença-t-il alors qu’ils approchaient.
Ils étaient habillés de vieux vêtements tachés, semblaient tous les deux exténués et en sueur. La femme, blonde, plutôt petite, souriait. Son compagnon, plus grand et coiffé de longs cheveux blancs, portait un bidon vide à la main et semblait dérangé par la présence d’un étranger. Tous deux arboraient une cinquantaine bien conservée.
— Pardonnez mon intrusion, reprit-il, je n’ai pas trouvé de sonnette… vous êtes bien monsieur et madame de La Vernière ?
— La maison n’est pas à vendre, Monsieur, l’interrompit l’homme au bidon.
— Je suis de la police, je viens pour le meurtre… Mon collègue Ragonneau est déjà passé hier.
— En effet, répondit la femme, décidément plus accueillante que son mari. Que peut-on faire pour vous, ajouta-t-elle après un coup d’œil à son compagnon.
— Vous êtes arrivés il y a une semaine, n’est-ce pas ?
— Oui !
— Vous connaissiez Thérèse Petit ?
— La folle d’à côté, bien sûr, depuis longtemps ! plaisanta de La Vernière.
— Comment était-elle, ces jours derniers ?
— Comme à l’habitude, agitée et jacassante…
— On la voyait juste passer matin et soir, quand elle allait faire ses courses et encore pas tous les jours, ajouta madame de La Vernière, pour atténuer l’insolence de son mari.
— Elle vous parlait ?
— Oh ! Des banalités. Quelques mots décousus, puis repartait comme un pantin derrière son chien, en secouant son mouchoir.
— Dimanche, vous étiez ici ?
— Oui ! Dans le champ, à débroussailler.
— Vous n’avez pas été voir passer le Tour sur la N 7 ?
— Non… Vous savez, nous, le Tour de France.
— Au cours de l’après-midi, avez-vous remarqué une automobile, chez les Petit ?
— En venant chercher à boire pour nous deux, j’ai entendu un bruit de voiture et un claquement de portière, de ce côté. Madame de La Vernière indiquait de la main, la maison des Lenoir.
— Pouvez-vous préciser l’heure ?
— Vous savez, ici, on vit sans heure…
— Ce n’était pas l’infirmière du soir ?
— Ah ! Non, c’était bien avant.
— Avez-vous remarqué la couleur de l’auto ?
— Je l’ai juste entendue, le chien aboyait en même temps.
Il faisait terriblement chaud, madame de La Vernière proposa à Leblanc, visiblement incommodé par la chaleur :
— Voulez-vous venir vous rafraîchir dans la maison ?
Le commissaire accepta, en partie par curiosité. Quelques marches le conduisirent dans un intérieur où régnait une odeur de passé. Par contraste avec la cour surchauffée, il faisait bon dans la salle à manger Henri II, aux murs tapissés de papier à grosses fleurs. On sentait un décor figé depuis longtemps.
— Voulez-vous un verre de cidre, offrit madame de La Vernière, ou de la bière, on en garde toujours au frigo ?
— Ou un verre de pouilly ? proposa son mari, un peu plus amène.
Leblanc choisit le vin local, qui était délicieusement frais. Il hésitait à sortir sa pipe.
— Elle est à vous, cette maison ?
— C’est une maison de famille. Maintenant il n’y a plus guère que nous à y venir.
— Sait-on pourquoi elle a été tuée et par qui ? S’enhardit madame de La Vernière.
— Pour l’instant, non…
— Un cambriolage ? Il y en a déjà eu, dans le quartier. C’est que je ne suis guère rassurée, depuis ce drame…
— Rien n’a été fracturé, semble-t-il. On dirait qu’on lui en voulait personnellement.
— Ce n’est certainement pas un drame passionnel… ironisa de La Vernière.
La femme eut un geste d’impatience vers son mari qui paraissait très satisfait de sa boutade.
— Vous connaissez les autres voisins ? reprit le commissaire.
— Oh ! Comme ça, nous ne sommes pas là très souvent… Alphonse Rurhkampf, surtout. On se fait un signe, d’un jardin à l’autre.
— Il fréquentait les Lenoir et la Thérèse ?
— Oh ! Pas du tout. Le père Rurhkampf parlait toujours en mal de Thérèse. Une fainéante, vivant aux crochets de la société, bavarde et médisante, aimait-il souligner.
— Une langue fourchue, comme on dit par ici, lança joyeusement de La Vernière, en imitant l’accent local.
— Vous rencontrez souvent Rurhkampf, pendant vos séjours ?
— On vient les saluer lorsque nous venons ici.
— Vous l’avez donc fait, quand vous êtes arrivés. C’était quand, précisément ?
— Attendez… c’était le mercredi précédent le 14 juillet, on est arrivé de nuit, après le travail.
— Vous l’avez salué, comme vous dites, le jeudi ? Rien dans son attitude ne vous a choqué ?
— Non… Il était comme d’habitude, affirma madame de La Vernière en consultant son mari du regard. C’est un homme qui ne varie pas…
— Que voulez-vous dire ?
C’est lui qui répondit.
— C’est un monsieur assez rigide. Des idées bien arrêtées, d’ailleurs pas franchement progressistes. Autoritaire et débrouillard, même un tantinet combinard, si vous voyez… Et puis il a plutôt tendance à vous passer la main dans le dos, surtout si vous êtes une femme…
— Vous diriez violent ?
— Oh ! Monsieur l’inspecteur, vous ne le soupçonnez pas, tout de même ?
Sa femme intervint, souriant à demi :
— Ne faudrait-il pas plutôt vous dire « commissaire » ?
— En effet.
— Le célèbre commissaire Leblanc, non ? Mon mari et moi avons suivi votre carrière, à travers les coupures de journaux. C’est un honneur pour nous… Vous pouvez sortir votre pipe, ne vous gênez pas !
Le policier ne montra pas son plaisir, la bourra, l’alluma lentement en précisant :
— Je suis là officieusement… je ne voudrais pas que ça se sache…
En suivant l’avenue vers le faubourg, il essaya de rapprocher les éléments de cette affaire. Une folle sans histoire, un coin de campagne tranquille, une vieille dame peu coopérante, des gens comme ailleurs. On avait quand même effacé des empreintes ! Et pourquoi avait-on battu Thérèse après l’avoir étranglée ? Était-ce le pouilly des de La Vernière qui l’empêchait d’y voir clair ? Ou la chaleur qui l’avait accablé au sortir de leur agréable maison ?
Sa démarche de promeneur placide cachait la confusion de ses pensées. Il ne répondit même pas au salut de Germaine Champvoux, en passant devant chez elle.
Le commissaire apprécia l’ombre froide du porche de l’hôtel et le contact des gros pavés ronds sous ses pieds. Il n’y avait pas de message pour lui à la réception, assurée par une forte fille aux joues rouges, boudinée dans une tenue de serveuse blanche ornée de dentelle. Elle lui apprit que madame Leblanc était sortie avec la Patronne.
— Allô ? Madame Desforges ? Je suis un collègue de l’inspecteur qui…
— Oui... Je lui ai déjà tout dit…
— Sans doute… je ne l’ignore pas… mais… permettez juste une question… Votre patiente, madame Lenoir, n’était-elle pas un peu “tourmentée”, quand vous êtes arrivée le jour où… Thérèse a été…
Le commissaire ne savait pas réellement pourquoi il avait téléphoné à l’infirmière. N’était-ce pas une sorte d’intuition, nourrie par le désœuvrement et l’attente ?
— Votre collègue ne m’a pas posé ce genre de questions et je n’ai pas jugé important… c’est une très vieille dame… très malade.
— Pardonnez ma curiosité, Madame ou... Mademoiselle… vous êtes dans le métier depuis longtemps ?
— Mademoiselle… Oh ! Bientôt trente ans, Monsieur !
Leblanc sentit une personne sensible et émotive, c’est très délicatement qu’il insista :
— Vous voulez bien me dire… c’est peut-être important, vous ne l’avez pas trouvée dans son état habituel ?
— Eh bien, Monsieur… au téléphone et… je ne vous connais pas…
— Puis-je passer vous voir, à votre cabinet ?
— J’ai un pansement à refaire, sur Chamery, mais ensuite, je rentre. Je réside rue de la Vauyon, en haut de la Grand Rue. Puis-je savoir votre nom ?
— Leblanc, commissaire Leblanc. À tout à l’heure, Mademoiselle.
Il raccrocha, satisfait de son inspiration.
— Il y a un tabac, près d’ici ? demanda-t-il à la serveuse qui l’observait, intriguée par ce personnage mystérieux aux larges épaules dont elle avait entendu la communication.
Il sortit sans son chapeau qu’il oublia dans la cabine de téléphone. Il n’avait que quelques pas à faire sous le soleil brûlant. Il chercha la presse locale. Le Journal du Centrene parlait plus du Tour de France, le crime faisait la première page. Il était surtout curieux de savoir si sa présence était éventée.
« Un crime abominable a été commis dans l’après-midi du 14 juillet. Madame Thérèse Petit, bien connue dans la commune de Saint-Jacques-sur-Loire, a été trouvée étranglée dans la cuisine de la famille où elle était placée depuis plus de 20 ans. Aucun témoin ne semble avoir assisté à la scène. C’est l’infirmière qui venait faire des soins à madame Lenoir, qui a découvert le corps. L’autopsie, effectuée lundi par l’institut médico-légal de Bourges, confirme que la mort est due à une strangulation. L’inspecteur Ragonneau, appartenant au commissariat de Nevers, est chargé de l’affaire et se refuse à toute conclusion. L’enquête se poursuit. Les obsèques de la malheureuse Thérèse Petit auront lieu mercredi 18 juillet à 3 heures en l’église de Saint-Jacques-sur-Loire. Nos condoléances à la famille. »
Le buraliste, un homme d’une soixantaine d’années, le visage joufflu chaussé de lunettes aux verres très épais, le regardait d’un air critique. Comme pris en faute, Leblanc acheta le journal, en plus de son paquet de tabac. Montrant la « une », il demanda :
— Elle est d’ici, la Thérèse Petit dont on parle ?
Derrière son comptoir, le bonhomme se dérida :
— Tout le monde la connaissait. Elle venait chercher les cigarettes de son « patron », comme elle disait. Le fils de « la Ritale », celui qui est mort l’année dernière.
— Il est décédé de maladie ?
— Un cancer. Il fumait, c’était un bon client…
— Elle n’avait pas toute sa tête, non ?
— Elle déménageait un peu, comme on dit !
À la caisse, on affichait les résultats du tirage de la Loterie nationale, dont le gros lot du vendredi 13 rapportait 500 000 francs.
Le commissaire, son quotidien sous le bras, se dirigea vers la ville. Il s’arrêta longuement sur le pont, sous lequel s’écoulait le cours principal de la Loire. Penché, il regarda le courant qui s’accélérait entre les piles de pierre, chutait à grand bruit vers l’aval, en dessinant des marmites. Des enfants criaient au loin en s’éclaboussant de gerbes d’eau. Des femmes en maillot les surveillaient, allongées sous un parasol. Leblanc se dit que l’été à Saint-Jacques n’était pas très différent de celui de Sully-sur-Loire.
Il fredonna dans sa tête la mélodie de la chanson « Nationale 7 » en traversant la célèbre route et atteignit la Place des Pêcheurs. Le clocher de l’église marquait l’heure de ses six tintements clairs. Il flâna jusqu’à la mairie, jetant un œil distrait aux vitrines. Des vacanciers habillés de couleurs vives descendaient bruyamment la Grand Rue. On vit la lourde silhouette du commissaire monter péniblement vers le haut de la ville et disparaître à droite dans la rue de la Vauyon.
Le cabinet était signalé par une plaque en cuivre bien astiquée où on lisait : « Monique Desforges, Infirmière diplômée d’État, ouverture 7 heures-20 heures ». Il sonna. Une femme entre deux âges lui ouvrit. La porte émit un tintement de cloche en s’écartant.
— Mademoiselle Desforges ? Je suis le commissaire qui… commença-t-il en portant la main vers son chapeau. Il se rendit compte qu’il ne l’avait pas.
Elle jeta un regard inquiet dans la rue, avant de s’effacer pour le laisser entrer. C’était une petite femme vive, au visage plaisant. Leblanc se fit la remarque qu’elle avait dû être très jolie, s’étonna qu’elle fût restée célibataire. Il régnait dans la pièce une forte odeur d’éther.
— Je n’ai pas beaucoup de temps, Monsieur, j’ai encore une patiente à voir, un appel urgent.
— Je ne serai pas long. Un point à éclaircir avec vous. Pardonnez ma franchise. Dites-moi seulement si madame Lenoir vous a fait l’impression d’avoir peur, dimanche soir…
— C’est important ?
— C’est possible, Mademoiselle.
— Je ne voudrais pas être inquiétée, je suis tenue par le secret professionnel…
Monique Desforges montrait des signes évidents de nervosité et semblait torturée par des sentiments contraires.
— Je le sais. Mais c’est dans l’intérêt de votre patiente. Je vous promets que je ne vous citerai pas. Cet entretien restera entre nous.
— Vous êtes le commissaire… le Leblanc de Paris ?
— Oui, mais je n’interviens pas officiellement. Soyez sans crainte.
— Eh ! Bien… oui, madame Lenoir m’a paru effrayée, avant même que je découvre le corps de la pauvre Thérèse… J’ai pensé d’abord qu’elle faisait une « hypo ». Je lui ai donné du sucre, j’en ai toujours. Mais cela n’a rien changé. J’ai appelé Thérèse et c’est là que… Comme ma malade est confinée au lit par sa corpulence, j’ai pensé ensuite qu’elle avait dû entendre des bruits et qu’elle s’était rendue compte… pour Thérèse.
— Elle ne vous a rien confié de précis qui éclairerait le meurtre ?
— Non, rien d’autre. Elle avait peur, c’est certain.
— Vous passez deux fois par jour lui apporter des soins, n’est-ce pas ?
— Oui ! En effet… Elle doit recevoir deux piqûres par jour pour son diabète.
— Le matin, avant le crime, madame Lenoir était normale, je veux dire comme d’habitude ?
— Oui ! Elle n’était pas tourmentée, si c’est cela que vous souhaitez savoir. Vous soupçonnez quelqu’un ?
— Pas pour l’instant… mais notre conversation pourrait bien m’éclairer. Vous n’avez rien remarqué chez Thérèse, les jours précédant sa mort ? Elle ne vous a pas fait de confidence, quand vous veniez pour les soins ?
— Non ! Elle était comme d’habitude, un peu plus énervée, peut-être ? Mais on approchait de sa piqûre mensuelle, aussi…
L’infirmière semblait soulagée de sa confession. Elle sourit au commissaire en le raccompagnant.
— Je vous remercie infiniment, Mademoiselle, tout cela restera entre nous. Juste un détail, vous avez une petite voiture de couleur blanche ?
Elle confirma d’un simple hochement de tête.
Leblanc redescendit la ville, le soleil dans les yeux. Toutes les tables du Café des Pêcheursétaient occupées à l’heure de l’apéritif, sans quoi il aurait volontiers fait une halte. Pourquoi eut-il soudain envie d’un Picon-bière ? Peut-être cette réclame sur une plaque émaillée, sur la facade de la buvette ?
Il y pensait encore en passant le porche de l’hôtel. Une petite auto noire était rangée dans la cour intérieure. Ragonneau, sans doute, imagina-t-il.
L’inspecteur était dans la cabine téléphonique, au fond de la salle. On voyait sa moustache s’agiter, à travers l’oculus. Il fit un signe à Leblanc.
Le commissaire s’installa au bar de l’hôtel et put commander enfinsonPicon-bière. Il réalisa qu’il n’avait même pas fait préciser à l’infirmière son emploi du temps, le jour du crime. Comme si son implication était exclue. Il ressentit fugitivement une sorte de gêne qu’il chassa aussitôt. Ce n’était pas tant lui qui manquait de méthode, c’était le mobile qui lui manquait.
Ragonneau ouvrit à demi la porte de la cabine, souffla :
— Patron, c’est Lefevre !
— Ici Leblanc, c’est toi, Petit ? Quel temps à Paris ?
— Bonjour, Patron… ça me fait plaisir... Vous avez repris du service ?
— Oh ! Tu sais… juste un petit coup de main, en passant. Tout va bien au Quai ?
Il était emprunté. L’émotion l’enfermait dans la banalité.
— J’ai eu des renseignements, pour votre affaire… Ragonneau vous…
— Dis-moi, Petit, la fenêtre du bureau est ouverte ?
Il ne parvenait pas à dire tonbureau, pas plus qu’il n’osait dire mon. Il vit passer devant ses yeux les marronniers du Quai, les péniches sur la Seine, un pêcheur assis à l’ombre, des silhouettes enlacées qui flânaient au bord de l’eau. Et le brouhaha de Paris l’enveloppa.
— À bientôt, Patron !
Leblanc rejoignit le bar de l’hôtel. Il restait silencieux devant son verre d’apéritif, Ragonneau n’osait pas interrompre ses pensées.
— Tu prends quelque chose ? Finit-il par dire, comme sortant d’un songe.
— Un demi, alors, Patron, on étouffe dans la cabine !
L’inspecteur en profita pour reprendre pied dans l’enquête.
— J’ai des renseignements sur la sœur de Thérèse, Henriette. Elle vit en effet rue Legendre, dans le XVIIe arrondissement et est mariée à un certain Charles-Henry Lacour, antiquaire rue Lécluse. Lefevre a mis la main sur un dossier le concernant, quelques plaintes pour revente de faux tableaux. Rien de bien grave, mais la police a l’œil sur lui. Son père était un riche joaillier installé sous les arcades de la rue de Rivoli. Avant de mourir, il a placé le fiston, un flambeur sans ambition ni grand talent, d’après le Quai. L’héritage a été dilapidé dans les casinos de Deauville et les courses de chevaux.
Henriette, elle, est de cinq ans plus jeune que sa sœur. Elle a été mise en pension très tôt à l’Institut Notre-Dame de Cosne-sur-Loire. Thérèse avait la préférence de sa mère, à cause de sa maladie. Les parents sont morts tous les deux. C’est depuis qu’Henriette s’est vue accorder la tutelle.
Leblanc l’interrompit d’un geste, la pipe en main :
— Henriette exerce-t-elle une profession ?
— Elle tient une boutique de lingerie féminine, « Aux dessous chics », Boulevard de Clichy.
— C’est chez les bonnes sœurs qu’elle a eu la vocation ? S’amusa-t-il. Elle est au courant, pour sa sœur ?
— Aucune réponse à mon télégramme. Lefevre m’a seulement donné lecture du dossier, je lui avais laissé consigne de ne pas la joindre. Mais regardez le journal !
Il lui tendit un feuillet chiffonné :
"Monsieur et Madame Charles-Henry Lacour
ont la tristesse de vous faire part du décès de
Thérèse PETIT
décédée brutalement dans sa 43e année.
Les obsèques auront lieu le mercredi 18 juillet 1962
à 3 heures en l’église de Saint-Jacques-sur-Loire,
dans la plus stricte intimité. Ni fleurs ni couronnes."
— Les Lacour n’ont pas pris contact depuis ton télégramme ?
— Non, rien sur la main courante.
— Que disais-tu, dans ton message ?
— De rappeler le commissariat de Nevers, pour raison grave les concernant.
— Et, aujourd’hui, ils publient un avis de décès dans le journal ! Tu ne trouves pas ça curieux ? Qui leur a appris la disparition ?
— Justement, Patron, je me le demande bien.
Ils furent interrompus par le retour de madame Delacoulisse, suivie de madame Leblanc rose de plaisir.
— Nous avons fait une superbe promenade. Tu sais, Saint-Jacques est une petite ville pleine de trésors.
Leblanc grommela quelques mots, par politesse.
Cette affaire le rendait grognon, il avait presque envie d’être désagréable. Il le regrettait, car il y avait cette atmosphère de vacances qui enchantait sa femme et qui ne lui déplaisait pas non plus, dans le fond. Mais il avait l’impression de patauger. Il lui semblait que chacun s’appliquait à minimiser l’évènement. L’univers de la morte semblait bien restreint, son destin bien banal. Alors, qui ? Et pourquoi ? Elle n’avait pas d’argent, pas d’ennemi, pas de passion…
Il tirait sur sa pipe à bouffées nerveuses et rapprochées.
Les Leblanc dînèrent avec l’inspecteur Ragonneau, dans la grande salle à manger. Il y avait de nombreux convives, surtout des pensionnaires en vacances, toutes les tables étaient occupées. Les conversations se croisaient, créant un fond sonore d’où jaillissaient par moments des éclats de rire. Madame Delacoulisse était aux petits soins pour eux. Le commissaire devina une complicité entre elle et sa femme. Est-ce pour cette raison qu’il y avait de la blanquette de veau au dîner ?
— Tu es toujours célibataire ? demanda-t-il brusquement à son collègue, tentant de sortir de sa mauvaise humeur.
— Oui ! Toujours, Patron, mais plus pour longtemps…
Leblanc lui sourit d’un air entendu.
— Un digestif ?
— Laissez-moi vous l’offrir, Patron. On a ici un vieux marc de prune dont vous me direz des nouvelles…
Chauffant son verre entre ses grosses mains, Leblanc reprit :
— Tu es certain que la famille Lacour n’a pas contacté ton commissariat, à la suite de ton télégramme ?
— J’ai bien vérifié…
— Alors, à ton avis, qui a pu les prévenir du décès ? Rurhkampf ? La vieille Lenoir ? Le docteur de l’hôpital psychiatrique ?
Il excluait l’infirmière qu’il n’imaginait pas dans ce rôle ainsi que les autres voisins, trop éloignés de la victime. Germaine Champvoux, la commère qu’il n’avait pas encore interrogée et qui grattait le terrain mitoyen de la morte ? Il se dit qu’il faudrait, à tout hasard, vérifier son emploi du temps.
— L’hôpital ne l’a pas fait, c’est certain. Le docteur Andreotti m’a d’ailleurs demandé de m’en occuper…
— Demain, aux obsèques, il faudra questionner les Lacour sur ce point. Lorsque nous auront répondu à cette question, nous serons sur la bonne piste…
Ragonneau jeta à Leblanc un regard interrogateur. Mais le commissaire reprit, absorbé par son raisonnement, allumant calmement une nouvelle pipe :
— Tu ne m’as pas dit ! Les Lacour, ils ont des enfants ?
— Un fils, Patron, d’une vingtaine d’années. Il termine son service militaire, qu’il a effectué en Algérie. Selon Lefevre, il est encore en garnison, à Toulon.
Madame Leblanc avait quitté la table, s’entretenait avec madame Delacoulisse dans le salon, permettant aux hommes de deviser tranquillement. Elle ne voulait pas donner l’impression de trop s’intéresser à l’enquête.
L’ancien commissaire, laissant échapper un souffle de fumée, interrogea son jeune collègue.
— Au fait, dis-moi, ça donne quelque chose pour la fille Lenoir ? Celle qui travaille dans les transports ?
— J’ai fait appeler ses collègues. Une femme sans histoire, épouse Lauvergeon, qui assure la répartition des envois. C’est une grosse boîte, vous connaissez les « Camions rouges de Robert » ? Ses camarades et son chef de bureau sont unanimes : sérieuse, mariée à un chauffeur de l’entreprise. Ils habitent à Arpajon, sont partis en vacances en Bretagne la semaine dernière, d’après ce qu’on m’a dit. Ils doivent rentrer début août.
— Tu as appris quelque chose de ses rapports avec sa mère ?
— Elle en parle souvent. Elle lui téléphonerait chaque fin de semaine. Elle irait régulièrement la voir, mais il ne semble pas qu’elle soit venue pour le 14 juillet. C’est peu probable, si elle est en Bretagne, Patron.
— Elle aurait pu faire le détour par Saint-Jacques en quittant Arpajon… Envoie un de tes gars enquêter là-bas chez « Camions rouges » et chez ses voisins. Peut-être pourra-t-on localiser son lieu de vacances ?
— Mais, Patron, c’est un boulot de fourmi. Je n’ai personne de disponible pour un pareil travail…
Ragonneau avait pâli, torturait sa moustache.
— Débrouille-toi, Vieux… Au fait, ça a donné quelque chose, les plaisanciers du canal ?
— J’ai retrouvé les deux péniches de passage autour du 14 juillet. Le couple de Belges est resté une nuit et n’ont pas quitté leur bord. L’autre a été plus difficile à repérer. Quatre amis avaient loué une vedette. Ils étaient en escale à Marseilles-les-Aubigny. Ceux-là sont allés à pied jusqu’à Saint-Jacques et sont donc passés devant la maison des Lenoir.
— À quel moment ?
— Vers 3 heures, mais ils n’en sont pas certains. C’était après le déjeuner. Ils ont remarqué notre Thérèse qui se trémoussait sur sa terrasse, en agitant un chiffon et en chantant.
— Ils lui ont parlé ?
— Non, Patron
— Ils l’ont revue, lors de leur retour à bord ?
— Ils ont passé la journée en ville et ne sont rentrés que le soir tard.
— Tout cela nous démontre qu’elle était d’humeur joyeuse, quelques heures avant sa mort. On nous la décrit comme exubérante, en voilà une nouvelle preuve. Merci, Vieux !
L’inspecteur avala d’un trait son fond de prunelle et quitta précipitamment son « patron », en saluant de loin madame Leblanc. Les tables se libéraient petit à petit. Le commissaire restait pensif, jetant un regard vague sur les convives qui parlaient fort, le visage congestionné. Il eut l’idée d’une visite chez Rurhkampf.
— Madame Leblanc, si nous allions faire un tour en ville !
Un plan était affiché dans le couloir, au-dessus des prospectus vantant les curiosités de Saint-Jacques. Il n’eut pas à demander la rue du Puits neuf.
Les pierres du pont étaient encore tièdes sous la main. Des hirondelles tournoyaient à la surface de la Loire. La petite ville était presque déserte. La nuit tombait lentement, déposant des rougeurs sur l’eau, en amont. Une douceur provinciale s’installait silencieusement. Dans les rues, les murs renvoyaient la chaleur de la journée.
Leblanc sonna au 33, une maison d’un étage, avec des volets vert d’eau et une vigne grimpant sur la façade. Toutes les fenêtres étaient ornées de bacs de fleurs. La porte d’entrée, abritée par une marquise, laissait filtrer de la lumière dans sa partie vitrée. Après de longues minutes, on vint ouvrir.
— Pardonnez ma visite bien tardive…
Madame Leblanc était restée en retrait, gênée.
— C’est l’cas d’dire, Commissaire…
Il ne proposait pas d’entrer. Des éclairs de lueurs blanches parvenaient dans le couloir, provenant d’un poste de télévision.
— J’y ai pensé bien tardivement, mentit-il, mais les obsèques de Thérèse ont lieu demain.
— C’est dans l’journal, en effet… ?
— La famille, sa sœur, ne s’est pas manifestée. Vous n’auriez pas ses coordonnées ?
— Pourquoi je les aurais ? L’avis, dans l’journal, ça veut bien dire qu’il y a eu contact ?
— Le commissariat de Nevers n’en a eu aucun, malgré son télégramme. Quelqu’un s’est donc chargé de cet avis dans le quotidien, mais on ne sait pas qui…
— Vous n’imaginez quand même pas que c’est moi qui l’aurais fait ?
Rurhkampf perdit un instant sa verve et ses certitudes. Il reprit vite pied :
— Ce sera sans doute « la Ritale », ou l’hôpital, qui aura fait les démarches ?
Le commissaire poursuivit, impitoyable :
— Non ! On a vérifié. Je me disais qu’en bon voisin, vous auriez le numéro…
Leblanc s’excusa et laissa Rurhkampf pantois, sur son seuil. Il reprit le bras de son épouse qui lui demanda, avec un air de reproche.
— Qu’est-ce que tu attendais, avec tes mensonges ?
— Une idée, comme ça…
Elle poursuivit :
— De qui voulait-il parler, avec « la Ritale » ?
— C’est l’octogénaire, madame Lenoir, celle qui abritait la morte. D’après Ragonneau, sa famille est arrivée d’Italie pour travailler dans les mines de charbon de La Machine, dans la Nièvre. Le surnom est resté.
La nuit tombait. Madame Leblanc se tut et laissa son mari gamberger. Leurs pas résonnaient entre les murs de vieilles pierres.
Chapitre 4
Où le commissaire reçoit un courrier.
Leblanc tourna longuement dans la chambre avant de se coucher. Il ne parvenait pas à classer ses idées. Son sommeil fut agité, il cauchemarda plusieurs fois, en sueur, marmottant des mots inintelligibles.
Il fut réveillé par sa femme qui avait fait monter le petit déjeuner dans la chambre.
— Il ne fait pas encore trop chaud dehors, veux-tu que j’ouvre ?
Il ne savait pas. Il avait envie de s’imprégner du décor des bords de Loire, mais il n’était pas si pressé de rentrer dans la journée. Cela lui rappela certains matins d’enfance où, malade, il pouvait rester au lit et où les bruits de la maison paraissaient lointains et comme étrangers.
— Tout à l’heure…
Il contacta pourtant aussitôt la réception. Dans ses mouvements maladroits, il renversa un peu de café.
— Passez-moi Nevers, le commissariat.
Et, se tournant vers sa femme, il s’enquit de l’heure. Il était déjà 9 heures.
— Tu as eu un si mauvais sommeil, je t’ai laissé en profiter un peu.
En attendant la communication, il bourra sa première pipe et réclama une deuxième tasse de café noir.
— Ragonneau ? Ici Leblanc. Tu...
— Bien dormi, Patron ?
— Cette histoire me déplaît, Vieux. Des nouvelles de la sœur ?
— Aucune. J’ai pris sur moi d’adresser un deuxième télégramme. Une convocation, cette fois.
— Tu as bien fait. S’ils viennent à l’enterrement, ils doivent être sur la route… Tu as du nouveau sur la fille de « la Ritale » ?
— J’ai envoyé un brigadier à Arpajon cette nuit. Il doit être sur place à enquêter. Lefevre m’a adressé ce matin par télex le dossier de Lacour. Il n’apprend rien de plus, sauf que l’antiquaire est fauché et que la boutique de lingerie de sa femme vivote.
— C’est drôle, je m’attendais un peu à tout ça. Je m’occupe du légiste, ce matin. Toi, fais vérifier les appels téléphoniques de Lenoir et de Rurhkampf, on ne sait jamais ! Interroge le central sur les communications du 14 au16 juillet. Viens déjeuner à l’hôtel, nous irons aux obsèques ensemble.
Il se prélassa encore un peu au lit. La chambre était envahie de fumée, madame Leblanc ouvrit d’autorité la fenêtre. La chaleur montait, au loin les peupliers restaient immobiles. Aux bruits d’eau de la Loire, en aval du pont de fonte, s’ajoutaient des cris d’enfant. Au delà résonnaient des sonorités de métal frappé.
Il était déjà presque 10 heures quand Leblanc s’était décidé à se raser, devant une petite glace pendue à une chaîne. Il se surprit à chantonner à nouveau « on est heureux Nationale 7 ». On toqua à leur porte.
Une employée de l’hôtel remit une enveloppe en expliquant :
— On a déposé ce pli pour votre mari…
Son épouse lui tendit une enveloppe jaune bon marché. Le commissaire l’ouvrit délicatement avec son rasoir coupe-choux. Sur une feuille de papier quadrillé pliée en deux, on avait collé des lettres découpées dans un journal. Il lut :
« Messieur Leblanc
Vous ne cherchez pas dans la bonne direxion. »
Bien entendu il n’y avait aucune signature. On avait écrit son nom, sur l’enveloppe, avec la même faute d’orthographe. Elle ne comportait ni timbre ni adresse, on avait dû la déposer.
— C’est grave ? murmura madame Leblanc, qui avait vu son mari perdre instantanément sa bonne humeur.
— Ça, alors ! Fais-moi appeler tout de suite Nevers !
Il se coupa légèrement en finissant de se raser et en éprouva une brève humiliation.
— Ragonneau ? Envoie-moi vite un gars de l’identité judiciaire, avec tout son matériel. Un courrier anonyme. À l’hôtel, oui !
Leblanc posa délicatement lettre et enveloppe sur la table de nuit, puis termina sa toilette en silence. Il sortit après avoir demandé à sa femme d’attendre le policier de Nevers.
— Tu rentreras déjeuner ?
Il omit de répondre.
— N’oublie pas ton chapeau, il va faire chaud encore aujourd’hui.
À l’accueil, madame Delacoulisse était plongée dans des factures. On aurait dit une grande personne installée à une table d’école, tant sa taille imposante rendait le bureau minuscule. Elle avait de gros doigts boudinés comme ceux d’un bébé.
— Bonjour, monsieur Leblanc, dit-elle gaiement.
Le commissaire porta la main à son chapeau et se rendit compte qu’il l’avait oublié.
— Savez-vous, Madame, qui a déposé le courrier qui m’a été remis ?
— On l’a trouvé dans la boîte, ce matin, monsieur Leblanc.
Elle paraissait fière de prononcer le nom du célèbre commissaire.
— C’est vous qui l’avez relevé ?
— Non, c’est Carla, qui vient pour le ménage des chambres. Elle me l’a donnée et je vous l’ai fait porter immédiatement.
— À quelle heure passe le facteur, habituellement ?
— Oh ! Beaucoup plus tard, vers midi.
— Pourrais-je interroger Carla ?
Elle agita une clochette et aussitôt la serveuse aux joues rouges apparut. Leblanc se dit qu’elle devait écouter derrière la porte. Elle lissait ses doigts à son tablier blanc, pour se donner une contenance.
— Voulez-vous demander à Carla de venir tout de suite, mademoiselle Constance.
— Oui Madame, répondit-elle, en évitant le regard du commissaire.
Carla, une femme d’une quarantaine d’années au teint mat, un fichu sur la tête, apparut au bas de l’escalier. Elle avait une pile de draps sur les bras.
— À quelle heure êtes-vous arrivée, ce matin ?
— À neuf heures, Monsieur, comme tous les jours, je commence mon ménage quand les pensionnaires sont levés. Pour ne pas déranger, voyez-vous…
Carla roulait les « r », mais ce n’était pas l’accent de la région.
— Vous avez relevé le courrier, ce matin. C’est votre habitude ?
— Non, Monsieur. Je venais d’arriver, j’étais d’ailleurs à me changer, dans la remise. Je commence par là, voyez-vous et…
— Et ?
— J’ai entendu deux coups frappés au marteau de la porte, j’ai remarqué qu’on glissait quelque chose dans la boîte à lettres de l’entrée, voyez-vous.
Elle ponctuait toutes ces phrases d’un « voyez-vous » qui lui faisait mettre la tête de côté.
— Avez-vous ouvert pour voir qui la « glissait », car ce n’est pas l’heure du facteur ?
— J’ai d’abord inspecté la boîte à lettres, voyez-vous. Comme le courrier était un peu curieux, j’ai regardé dehors, mais il n’y avait personne.
— Pas de voiture, non plus ?
— Une auto était garée sur le trottoir, devant le bureau de tabac. Je l’ai remarquée, voyez-vous, parce qu’elle gênait la circulation.
— Y avait-il quelqu’un dedans ?
— Non, personne, mais le moteur tournait, ça j’en suis sûre, voyez-vous.
— Quelle couleur ?
— Je n’ai pas fait attention, foncée, je crois.
— Vous pourriez la reconnaître ? insista Leblanc.
— Oh ! Moi, les voitures.
— Merci, Carla, peut-être vous demanderai-je d’essayer tout de même, bientôt ?
— Je ne suis pas sûre que…
Il était déjà dans la rue. Il réfléchissait, tout en marchant machinalement. Il avait reçu bien des fois dans sa carrière ce type de message anonyme. Qui pouvait lui faire ce reproche ? La famille de Thérèse, mais comment savait-elle ? Rurhkampf, vexé de sa visite de la soirée d’hier ? Il n’imaginait pas « la Ritale » clouée au lit… Ou bien cherchait-on à le détourner ?
Il pressa le pas et s’aperçut qu’il était déjà devant chez Germaine. Il avait suivi automatiquement « l’avenue du crime », sans s’en rendre compte. La voiture dans la cour était de couleur claire. C’est un peu instinctivement qu’il appuya sur le bouton de la sonnette. Un timbre grelottant se fit entendre dans la maison. Il lui sembla attendre longtemps avant de voir apparaître Germaine. Elle portait des gants de jardin, qu’elle retira pour lui tendre la main par-dessus son portail.
— C’est-y que vous rev’nez nous vouar ?
— J’aimerais m’entretenir avec vous de la morte, madame Champvoux. Germaine Champvoux, c’est bien ça ?
— C’est bien ça ! Tout comme vous êtes le commissaire Leblanc, de Paris ?
Il sourit en retour et plaisanta :
— Maintenant que les présentations sont faites, je peux vous poser quelques questions ?
— J’ai rien à cacher !
Elle avait un ton bien affirmé.
— Vous connaissiez bien Thérèse Petit ?
— Tout le monde la connaît
— Elle avait de l’argent ?
— Que sa pension, Monsieur le commissaire ! Si elle avait eu un magot, tout le monde l’aurait su, bavarde comme elle était…
— Elle parlait d’elle ?
— Pour se plaindre ! Pour se plaindre… elle était un peu la boniche de « la Ritale », vous savez…
— Elle était maltraitée ?
— Non ! Mais, pour elle, c’était toujours trop de travail… Germaine montrait la paume de sa main, mimait un grand poil qui y aurait poussé…
— Vous avez affirmé qu’elle était bavarde… elle parlait d’elle, des autres ?
— Elle aimait se donner de l’importance, en racontant ci et ça de tout le monde.
— Vous voulez dire qu’elle colportait des médisances ?
— Pour ça oui ! Moi j’l’évitais.
— Vous pensez, madame Champvoux, qu’elle aurait pu s’attirer des rancœurs ?
— Elle faisait plus rire que pleurer, vous savez…
— Diriez-vous qu’elle avait des ennemis ?
— Des ennemis, c’est un peu fort. Elle agaçait, quoi !
— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— Attendez ! C’est pas le 14 juillet, ils nous ont supprimé le feu d’artifice. C’est l’lendemain, l’dimanche…
— Vous souvenez-vous à quelle heure ?
— C’est pas difficile, c’est au passage du Tour de France, sur la 7 ! Au pont !
— À quel moment étaient-ils au pont ?
— Un peu après 11 heures.
Leblanc, patiemment, tentait de suivre Thérèse pendant sa dernière journée. À petites touches, il encourageait Germaine.
— Elle était comme d’habitude ?
— Elle faisait son intéressante, comme toujours, en agitant un grand mouchoir à carreaux sale quand les coureurs passaient.
— L’avez-vous vue converser avec quelqu’un ?
— Vous m’y faites penser… J’ai été bien étonnée, elle a causé avec Rurhkampf.
— J’ai cru comprendre que ces deux-là ne s’entendaient pas ? Ils se disputaient ?
— C’est plutôt que Thérèse voulait fréquenter avec tout le monde… mais lui, comment vous dire, il restait sur son quant-à-soi…
— Et ce jour-là, ils semblaient amis ?
— Vous me le retirez de la bouche ! On aurait bien cru.
Sa remarque resta en suspens, comme si elle craignait d’en dire trop.
— Cru quoi, madame Champvoux ? insista doucement Leblanc, encourageant les confidences par son ton patelin.
— Ben ! On l’aurait pensé… c’était comme s’ils étaient en affaire… en connivence…
— Thérèse n’avait pas l’air effrayée ?
— Au contraire ! Joyeuse, fière, presque insolente… On aurait dit qu’elle montait les marches du Festival de Cannes !
— Elle n’avait pourtant rien d’une Brigitte Bardot, notre Thérèse...
— Quand je pense qu’on l’a tuée quelques heures après.
— Vous avez une idée, Germaine, de ce qui avait pu la transfigurer comme ça ?
Le commissaire employa à dessein son prénom, pour encourager le climat de confiance qui s’instaurait.
— C’est plutôt à Rurhkampf qu’il faudrait le demander, Monsieur, non ?
— Votre mari était avec vous, au pont ?
— Il a vu la même chose que moi… vous pouvez lui d’mander.
Le policier sentit un recul, déclina son offre.
— Je vous fais confiance.
Leblanc tira sa blague à tabac de sa poche et entreprit de bourrer sa pipe.
— Vous entendez-vous bien avec Rurhkampf ?
— J’suis pas mariée avec !
— Vous êtes voisin, il vous prête un bout de terrain, je crois.
— Prêter, prêter, c’est pas l’genre.
— Vous lui payez un loyer ?
— C’est-y que ce serait important pour l’enquête ?
Leblanc alluma soigneusement sa pipe, sans se presser.
— Tout peut se révéler important… il est un peu grigou, ce Rurhkampf, c’est ça ?
— Il est près de ses sous, comme on dit chez nous.
— Germaine, ne jouons pas au chat et à la souris… Vous pensez qu’il a un rôle dans le meurtre ?
— J’ai rien dit de tel, Monsieur.
— C’est vrai, approuva le commissaire, mais de vous à moi, cette conversation au pont vous a intriguée, non ?
Germaine Champvoux afficha un regard buté.
— L’autre jour, vous prétendiez « Il y a bien du mystère là d’sous », que sous-entendiez-vous ?
— Vous voulez me faire dire que Rurhkampf est le meurtrier ?
— Vous pensez que c’est lui, Germaine ?
— Je ne vous ai pas dit ça !
— Ne le prenez pas mal… où étiez-vous l’après-midi des faits ?
— Si je l’prends pas mal, qu’il dit ! Tout Leblanc que vous êtes, vous n’avez pas le droit de m’insulter ! J’voudrais y voir, par exemple !
— Puis-je savoir tout de même ? À ce stade de l’enquête, je me dois de tout vérifier…
— Je vais vous l’apprendre ! J’étais chez mon frère, à Chateauneuf. C’était son anniversaire ! Même que mon mari y était aussi. Vous pouvez l’appeler !
— À bientôt, madame Champvoux.
Leblanc ébaucha un geste vers le chapeau qu’il avait oublié et s’éloigna d’un pas lent. Il n’entendit pas sa réponse. Il poussa jusqu’à la maison des Lenoir. Il n’y avait pas de voiture dans la cour. Il traversa la route. Ragonneau lui avait parlé d’un marginal, dans une ancienne menuiserie… Il n’y avait personne, que des vieux tas de planches noircies autour d’une sorte d’entrepôt en bois.
Il aperçut le couple Rurhkampf qui quittait à petits pas leur jardin. Ils le saluèrent ostensiblement, de loin, avant de monter en voiture. Pourquoi sourit-il en remarquant que l’auto était de couleur foncée ?
Il prit l’apéritif à l’Auberge du Cher. De la petite terrasse, on voyait la levée de Loire et le pont de fonte, la route, les voitures qui passaient. Des habitués déjeunaient à grand bruit. Il nota qu’on le dévisageait. Il sirota un coteau de Saint-Jacques qui faisait transpirer le verre.
— On peut téléphoner ?
— Dans le département ?
Il sentit dans son dos les regards des clients et un bref silence interrompit les conversations. On le montrait des yeux, avec un mouvement de menton.
Il attendit qu’on lui passe l’institut médico-légal.
— Docteur Charache ? Ici Leblanc, pardonnez le dérangement…
— Je vous en prie ! On n’a pas tous les jours l’occasion de parler à un si célèbre commissaire !
— Alors, Docteur, vous me confirmez vos intuitions ?
— Aucun doute, commissaire. Pas d’alcool. Quant aux traces relevées sur le visage de votre morte, c’est bien du cirage. Du cirage bleu marine, de fabrication courante.
— Reste à trouver les chaussures ?
— Je ne vous le fais pas dire, mais là mon métier s’arrête et le vôtre commence ?
Ils se quittèrent meilleurs amis du monde. Leblanc regagna son hôtel sous la chaleur de midi. On vit ses larges épaules disparaître sous le porche.
C’est madame Delacoulisse qui s’empressa vers lui, surgissant d’on ne sait où.
— Monsieur Leblanc, monsieur Leblanc !
Elle semblait bouleversée, les yeux exorbités, la bouche arrondie.
— Que vous arrive-t-il donc ?
— Des policiers sont venus ! Ils ont pris mes empreintes et celles de tous mes gens ! Rendez-vous compte ! La réputation de la maison est fichue !
Elle était essoufflée, engoncée dans son corsage blanc qui tirait sur les boutons.
— Personne n’en saura rien, madame Delacoulisse, c’est moi qui…
— Vous ? Ah ! C’est vous ? s’exclama-t-elle, interloquée, rouge de colère muette.
Elle lui tourna le dos et disparut derrière une porte marquée « privé ». Le commissaire haussa les épaules et gagna l’étage par l’escalier de pierre. Sa femme achevait de mettre de l’ordre dans la chambre.
— Je crois que la patronne est très fâchée ! constata-t-il en secouant la main à plusieurs reprises.
— Imagines, ils ont remué tout l’hôtel.
— Les empreintes ?
— Oui ! Ils ont voulu comparer avec le personnel, alors, tu penses…
— Finalement ?
— Je n’en sais rien. Celui qui dirigeait les opérations est reparti sans rien dire. J’ai eu beau répéter à madame Delacoulisse que c’était - comment appelles-tu cela ? - la routine, elle était sens dessus dessous.
— La réception ? Soyez gentille, mademoiselle Constance, de m’appeler le commissariat de Nevers. Oui ! J’attends.
— Allô ? Nevers ? Ragonneau est dans la maison ?
On le fit patienter un grand moment. Le regard de Leblanc fixait au loin un oiseau blanc, immobile sur ses longues pattes plongées dans l’eau. Il s’envola lourdement, juste au moment où une voix demandait :
— C’est vous, Patron ?
— Oui ! Vieux. La lettre anonyme, ça donne quoi ?
— On a trouvé pas mal d’empreintes, cela a été un peu long. En dehors des vôtres, celles des deux employées de l’hôtel, celles de la patronne, madame Delacoulisse et… celles de madame Leblanc !
— Aucune empreinte étrangère ?
— Non ! Ni sur l’enveloppe ni sur le courrier.
— On s’est intéressé aux lettres découpées dans le journal ?
— Le labo est formel, Patron, ça vient du « Journal du Centre ».
— On ne va pas interroger tous les abonnés… commenta Leblanc en soupirant. Tu as des nouvelles d’Arpajon ?
— Pas encore… Mais j’ai quelque chose sur les communications téléphoniques.
— Raconte !
— C’est peut-être intéressant, Patron. Aucun appel sur la ligne des Rurhkampf, ni le 14 ni le 15. Par contre, un appel de chez Lenoir, « la Ritale », le 14 juillet vers un numéro parisien, MARcadet 23-15. Ce numéro s’avère être celui des Lacour, la sœur de Thérèse. La communication a duré 12 minutes 30.
— À quelle heure ?
— 11 heures et demie, Patron. Vous pensez que c’est important ?
— Possible ! Reste à savoir ce que Thérèse avait à dire à sa sœur… On l’interrogera aux obsèques. Fais donc vérifier la ligne des Lacour par Lefevre.
— Vous continuez à renifler dans le quartier ?
— C’est ça ! Je t’attends pour déjeuner, Vieux.
Il raccrocha. Il aurait juré que la lettre anonyme venait de Rurhkampf, pour le détourner d’une piste. Dans ce cas, cela voulait dire qu’il était impliqué dans l’affaire et que le commissaire devenait dangereux. Le petit juge prétentieux avait-il raison ?
Madame Leblanc vit une inquiétude passer dans les yeux de son mari.
Ragonneau arriva une heure plus tard avec le rapport complet du légiste, qui n’apportait rien de plus. Son contact à Arpajon s’était heurté à une maison fermée. Les collègues de travail des Lauvergeon ont confirmé qu’ils étaient en camping en Bretagne.
— Ils ne savent pas où, mais ont reçu une carte postale de - Ragonneau consulta ses notes – de Kergrist-Moëlou, dans les Côtes-du-Nord. Un coin perdu, j’attends la liste des campings des alentours.
Leblanc proposa un apéritif à Ragonneau.
— Tu prends quelque chose ?
Son collègue opta pour un quinquina, lui resta sur un vin de pays, comme pour demeurer dans l’histoire qui allait prendre forme en lui. La pipe du commissaire n’avait pas le temps de refroidir. Il demeurait silencieux. Sa femme tenta de le dérider.
— Je t’ai préparé ton costume, pour la cérémonie.
Ils déjeunèrent. Madame Leblanc essayait, mais sans succès, de restaurer la bonne humeur de madame Delacoulisse. Son mari se contenta d’une andouillette, arrosée d’un verre de Saint-Jacques rouge.
Ragonneau s’éclipsa à deux reprises pour répondre au téléphone. Leblanc l’interrogea du regard.
— Non ! Rien de neuf, Patron. Le juge, qui s’impatiente.
— Qu’est-ce qu’il attend de toi ? Que tu arrêtes Rurhkampf ?
— Il dit que le préfet veut des résultats.
— Rien ne change, ça me rappelle un petit magistrat parisien. Les journaux guettent, le ministre s’inquiète, le juge tempête, le policier enquête…
— Qu’est-ce qu’on fait, Patron ?
— On patiente tranquillement jusqu’aux obsèques…
Brutalement un bruit assourdissant vibra l’air et étouffa les conversations et les tintements de couverts de la salle de restaurant. Un « bang » explosif s’ajouta à ce rugissement. Toutes les vitres tremblèrent, puis le vacarme s’éloigna en faiblissant. Madame Delacoulisse apparut aussitôt, le visage étonnement pâle, le souffle court. Elle fit le tour des tables, curieusement agile pour sa taille.
— Ne vous inquiétez pas ! Ce sont les avions à réaction du camp militaire d’Avord. Ils passent le mur du son au-dessus de chez nous…
On entendit un soupir de soulagement dans le restaurant et chacun se mit à parler plus fort.
— Tu vas prendre ta voiture et te rendre près de la maison des Lenoir. Tu vas guetter l’arrivée des Lacour, qui devraient passer voir la vieille, peut-être même la conduire à la cérémonie. Range-toi devant le hangar qui est presque en face, il y a d’autres autos. Sois discret. Ensuite, rejoins-moi à l’église. Tu laisseras la voiture rue des Chapelains, près de l’Auberge du Vieux Coq, si tu peux.
— Et vous, Patron ?
— Moi, je vais aller à pied. Tâche aussi de repérer si les Rurhkampf rôdent par-là, avec leur petite voiture sombre.
Leblanc, vêtu de son costume de lin, quitta l’hôtel bien avant l’heure de la cérémonie. Il avait proposé à son épouse de l’accompagner, lui donna le bras. Ainsi, s’était-il dit, on les prendrait pour de la famille éloignée. C’est vrai qu’ils avaient l’air d’un couple ordinaire. Ils marchaient lentement, sans but précis, semblait-il. Ils restèrent penchés un long moment au parapet du pont, captivés par les remous du courant d’aval. Des canoës glissaient silencieusement et accéléraient brusquement au passage rétréci entre les piles. Un pêcheur, en bottes au milieu du fleuve, lançait sa mouche à petits gestes précis et répétés. La Loire offrait des vacances à l’été caniculaire.
La lumière éblouissante les laissa quelques instants aveuglés, en pénétrant dans l’ombre épaisse de la rue du Pont.
Chapitre 5
Où Leblanc prend une brusque décision après un enterrement.
Leblanc s’arrêta à la vitrine d’une librairie de livres d’occasion. Un album présentait des vieilles photographies de Paris. Sur la couverture on voyait la Conciergerie et une péniche sombre qui glissait sous le Pont au Change. L’esprit du commissaire s’envola quelques instants vers son ancien bureau. Le noir et blanc des images imprima ses pensées d’une brève nostalgie.
— On va s’asseoir ? proposa-t-il en montrant les tables du Café des Pêcheurs, désertes à cette heure. La demie de deux heures sonnait au clocher de la basilique.
— Il est bientôt l’heure, tu n’as pas peur de manquer…
— On verra les gens gravir les marches vers l’église. Ce sont ceux qui sont en noir qui nous intéressent…
Le commissaire s’installa confortablement, bourra une pipe avec application, commanda un café. Sa femme, impressionnée de participer de si près au travail de son mari, demanda un quart Vichy.
— Ces deux-là, ils doivent y aller ! susurra-t-elle en se penchant vers lui.
— Des voisins de la morte, les Champvoux… C’est elle qui porte la culotte !
Germaine, en tenue parme, précédait son époux qui avait mis ses habits du dimanche. Autant elle marchait droit, le regard aiguisé, autant il courbait le buste et baissait le sien.
— À qui dit-elle bonjour ?
Un attroupement s’était formé autour d’eux, probablement des gens de leur quartier que Leblanc ne connaissait pas. Des discussions animées rassemblaient les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Si le deuil marquait bien les habits, le chagrin était absent des physionomies.
Le commissaire découvrit quelques silhouettes étranges sous le vieux porche du prieuré, qui descendaient vers la place. Leurs démarches figées et saccadées, leurs visages tourmentés, leurs tenues hétéroclites, lui rappelèrent la description qu’on lui avait donnée de Thérèse. Il se pencha vers sa femme, en les désignant de la tête :
— Probablement une délégation de l’Hôpital Psychiatrique avec leur accompagnant.
Ils étaient effectivement suivis par un homme jeune, en veste de cuir sombre, qui fumait d’un air dégagé.
Leblanc remarqua Monique Desforges, en tenue de ville, une grosse trousse à la main. Il ne put s’empêcher de conclure qu’elle soignait sa clientèle, mais regretta aussitôt cette mauvaise pensée qui ne collait pas à ce qu’il savait d’elle.
Ils ne virent pas arriver les de La Vernière qui venaient les saluer. Ils avaient eux aussi abandonné leurs habits de jardin. Elle portait un gilet sombre, sans doute pour masquer une robe d’été trop claire, lui s’était contenté d’une chemise blanche dont il avait relevé les manches.
— Madame Leblanc, je suppose ? Nous sommes très honorés…
Le commissaire fit les présentations :
— Ce sont les de La Vernière qui habitent une charmante maison près de chez Thérèse.
— Avez-vous progressé depuis hier, Monsieur le commissaire ? Ne put s’empêcher de demander la femme.
— Tu sais, monsieur Leblanc n’est jamais très prolixe, au cours de l’instruction… objecta son mari.
Le commissaire sourit à demi :
— Vous êtes souvent dans votre pré, à entretenir, ce ne sont pas des vacances...
— Oh ! Nous aimons bien ces travaux des champs. Et puis, « se reposer, c’est changer de fatigue » répondit vivement madame de La Vernière.
— Une précision ! Au cours de l’après-midi du meurtre, dimanche, avez-vous remarqué si Rurhkampf était dans son lopin ? De derrière chez vous, on voit bien chez lui.
La question s’adressait aux deux, mais c’est elle qui répondit :
— Je me souviens qu’il a mis l’arrosage en route en fin d’après-midi, ce sont les bruits de jet d’eau qui m’ont alertée.
— C’était avant ou après les mouvements de voiture dont vous me parliez hier ?
— Bien après, je crois… Oui ! Bien après !
— Mais, avant l’arrosage, vous l’aviez remarqué ?
— Oui, à plusieurs reprises, il passait le motoculteur dans un carré.
— Pourriez-vous affirmer qu’il ne s’est pas absenté ?
C’est monsieur de La Vernière qui réagit vivement :
— Mais c’est que vous le soupçonnez vraiment ? Il se reprit aussitôt. Excusez-nous, monsieur Leblanc, cette histoire est si inattendue…
Après avoir consulté sa femme du regard, il poursuivit :
— Non ! Nous ne pouvons rien affirmer. Avez-vous demandé à sa voisine, « la Marocaine » ?
Tiens, il ne l’avait pas encore interrogée, celle-là, songea-t-il avant de poursuivre :
— Autre chose… Vous qui avez quelques échanges avec Rurhkampf, savez-vous s’il fait des fautes d’orthographe ?
— Non ! Aucune idée, répondirent-ils ensemble.
Madame Leblanc se taisait. Elle se pencha vers son mari pour lui faire signe, en montrant le porche de l’église.
Ils se levèrent et madame de La Vernière ajouta :
— Quand toute cette affaire sera résolue, accepteriez-vous de venir dîner à la maison ?
Avant de remettre sa pipe entre ses lèvres, le commissaire répondit mystérieusement :
— Si vous n’êtes pas les coupables…
Les de La Vernière, bouche bée, virent le célèbre couple monter placidement les marches conduisant au parvis. Les cloches de Saint-Jacques résonnaient quand le fourgon noir tourna lentement dans la cour. Il n’y avait guère qu’une vingtaine de personnes à suivre l’entrée du corps dans l’église. Les croque-morts transpiraient sous leur costume anthracite, en portant le cercueil. Leblanc se dit que la famille devait être déjà assise à l’intérieur. Il s’étonna de trouver les premiers bancs vides. Des bruits de chaise couvrirent le son de l’orgue. Un silence épais s’installa. Des toussotements se répondaient en écho dans l’assistance.
Le premier rang restait inoccupé.
— Nous sommes réunis aujourd’hui pour accompagner Thérèse…
Le commissaire n’en écouta pas davantage et sortit. La chaleur l’accueillit de sa chape, mais il n’y prit pas garde et monta la Grand Rue jusqu’à la mairie. On lui apprit que le permis d’inhumer de Thérèse Petit leur avait été transmis par le parquet. L’employée, la cinquantaine, une femme maigre et sèche au visage très pâle, sentait fort le tabac. Des piles de formulaires, des tampons bien rangés, on devinait la fonctionnaire scrupuleuse. Le bureau aurait-il pu tourner sans elle ?
— D’autres personnes que vous travaillent-elles à l’État civil ?
— Non, personne d’autre, Monsieur … vous êtes de la famille ? Monsieur… ?
— Commissaire Leblanc.
Elle rougit.
— Oh ! Cela fait vingt ans que j’assure ce service. Sauf pendant mes vacances, en août, où je retourne dans ma région.
Une fierté se lisait sur son visage, qui en devenait presque joli.
— Quelqu’un a-t-il réclamé un acte de décès ?
— D’habitude, la famille se présente toujours. Mais, dans ce cas-ci, ce sont les Pompes funèbres qui l’ont fait.
— Vous n’avez donc eu aucun contact avec la famille ?
— Pas du tout, en effet.
— Personne ne s’est manifesté ?
— Vous m’y faites penser, on m’a posé la même question hier, au téléphone. J’ai imaginé que c’était la police de Nevers.
Elle se troubla et réalisa qu’elle avait peut-être fait une bévue.
— C’était un homme ou une femme ?
— Un homme…
— Il s’est présenté ?
— Non, je n’y ai pas pris garde…
— Qu’a-t-il demandé, exactement ?
— Il m’a demandé si quelqu’un s’était manifesté pour les papiers administratifs.
Leblanc réalisa qu’elle n’avait pas l’accent d’ici. Cela lui inspira une intuition.
— Vous n’êtes pas de la Nièvre ?
— Non, mes parents sont de Dieppe. J’ai connu mon mari là-bas, il travaillait aux Chantiers de la Manche, mais il est originaire de Decize. On est revenu dans sa région natale, quand il a perdu son emploi.
— C’est pourquoi vous n’avez pas l’accent d’ici. L’homme qui a téléphoné, vous souvenez-vous s’il roulait les « r » ?
— Oh ! C’était quelqu’un du coin, c’est certain.
— Une voix jeune ?
— Je ne pense pas, Commissaire.
— Il n’a pas justifié sa demande ?
— J’ai cru que… dites, Monsieur le commissaire, c’est grave ?
On sentait l’employée modèle, vexée et confuse. Elle rangeait des papiers qui étaient pourtant parfaitement classés. Elle était devenue toute rouge.
— Vous avez imaginé que c’était le commissariat de Nevers, je sais.
Leblanc bourrait machinalement sa pipe. Il allait laisser la préposée au bord des larmes. Comme s’il voulait atténuer sa peine, il demanda en partant :
— Dites-moi, où trouverai-je les Pompes funèbres ?
— Rue de la verrerie, monsieur Portault, à droite en sortant de la mairie, Monsieur le commissaire.
— Je vous remercie, Madame.
Avant de redescendre vers le bas de la ville, il entra au Grand Café, sur la place, un vieil établissement aux allures parisiennes. Une partie de la salle, au fond, était surélevée et on devait danser sur son plancher, le samedi soir. Un serveur au gilet rayé, un plateau en équilibre sur ses doigts écartés, passait adroitement de table en table, sa serviette blanche sur l’avant-bras. Un mot pour l’un, un mot pour l’autre.
Il prit un Vichy-fraise, au bar. Il alluma sa pipe, pour s’aider à réfléchir.
Dans quel but Rurhkampf, car ce ne pouvait être que lui, avait-il fait une telle demande à la mairie ? Se doutait-il que la famille de Thérèse ne se manifesterait pas ? Dans ce cas, c’est qu’il savait pourquoi. S’il était coupable du meurtre, quel intérêt aurait pu le pousser à s’inquiéter d’une telle démarche ?
Après le courrier anonyme, dont il était probablement l’auteur, le bonhomme devenait de plus en plus encombrant.
L’absence de la famille de Thérèse à l’enterrement était inexplicable. Un manque d’affection pour une follette, qui avait toujours vécu à l’écart ? Pourtant chaque année « elle » venait dans une grosse limousine. Alors, pour quelle raison cette absence aujourd’hui ?
Leblanc commençait à connaître quelques personnages ainsi que leurs manières. Mais cela ne lui servait encore à rien. Le mobile lui échappait.
Il faillit demander un autre verre.
Il fut reçu aux Pompes funèbres par un homme entre deux âges, vêtu d’un complet sombre un peu fripé. C’était un grand type au visage marqué de petite vérole, aux yeux noirs et toujours mobiles, surmontés d’épais sourcils broussailleux qui lui donnaient un air inquisiteur. Il se frottait sans cesse les mains l’une contre l’autre.
— C’est vous qui êtes chargé de l’enterrement de Thérèse Petit ?
— À qui ai-je l’honneur, Monsieur ? demanda-t-il en inclinant légèrement le buste, avec une politesse excessive, sans cesser son mouvement de mains.
— Commissaire Leblanc.
— Celui de Paris ?
— Vous êtes monsieur Portault ? poursuivit-il sans répondre au croque-mort.
— Lui-même. Nous avons en effet été chargés des obsèques de Thérèse.
Leblanc releva que c’était toujours par son prénom que chacun évoquait la morte.
— Je voudrais savoir qui vous a sollicité.
— Mais ! La famille, Monsieur.
— Qui, précisément ?
— Une certaine madame Lacour, sa sœur.
— Elle est venue dans votre maison ?
— Non, Monsieur, tout s’est fait par téléphone.
— Quand a-t-elle appelé ?
Le mouvement de mains s’était accéléré. Il faisait particulièrement frais dans l’établissement funéraire et Leblanc fut parcouru d’un frisson. N’était-ce pas plutôt à cause des fleurs artificielles, des plaques commémoratives de marbre gris, ou du personnage lugubre de la boutique ?
— Permettez que je reprenne mon livre de comptes ? Voyons, le décès est survenu le 15 juillet et madame Lacour nous a contactés… le 16 juillet. C’est ça, le 16 juillet.
— À quelle heure ?
— En début d’après-midi, vers 3 heures, je crois.
— Vous notez l’heure des appels ?
— Non, pas habituellement. Mais je me souviens que le clocher a sonné ses trois coups au cours de notre conversation.
— Vous vous rappelez les paroles de madame Lacour ?
— Elle m’a dit qu’elle ne pouvait pas se déplacer immédiatement mais qu’elle souhaitait une cérémonie très simple.
— Elle vous a donné la raison de son empêchement ?
— Non… Et je ne me suis pas permis de le demander, c’est contraire aux…
— Comment a-t-elle choisi le cercueil ?
Mouvement de mains.
— Elle a désiré le premier prix…
— Pour les fleurs ?
— Elle n’en voulait pas. Je vous rappelle qu’elle souhaitait un cérémonial minimum.
— Cela ne vous a pas étonné ? Ce n’est pas habituel…
— Nous sommes au service du client.
Leblanc était irrité.
— Combien de fois l’avez-vous eue au téléphone ?
— Une seule, Monsieur…
— Quelle adresse vous a-t-elle donnée ?
Il consulta son grand registre noir.
— « 199, rue Legendre, Paris XVII »
— Pour le règlement, qu’aviez-vous convenu ?
— Qu’elle passerait au magasin à l’issue de la cérémonie.
— Eh bien, je crains qu’il ne vous faille attendre, car elle n’était pas « à la cérémonie », comme vous dites !
Leblanc souleva son chapeau et fut soulagé, en sortant, de retrouver la chaleur qui pourtant l’avait accablé toutes ces journées. Rue des Hôtelleries, il entendit les cloches qui marquaient la fin de l’office. « Ça n’avait pas été long de confier la folle au Bon Dieu », se dit-il.
Il rejoignit Ragonneau, qui n’osa pas interroger le commissaire sur sa sortie précipitée de l’église.
— Tu n’as vu personne chez la vieille Lenoir, au cours de ta planque ?
— Personne n’est venu, Patron. Je suis parti juste avant 3 heures.
— Personne n’est arrivé en retard à la cérémonie ?
— Non, Patron.
— As-tu reconnu tout le monde ? Pas d’étranger ?
— Des voisins, essentiellement et l’infirmière. Il y avait aussi quelques commerçants du faubourg. Et une délégation de pensionnaires de l’hôpital psychiatrique.
— La vieille Lenoir ?
— Pas là.
— Ni sa fille, évidemment ?
— On a déjà interrogé la moitié des campings des Côtes-du-Nord. Pour l’instant aucun résultat.
— Et Rurhkampf ?
— Au dernier rang, il n’avait pas enlevé sa casquette. Son épouse a chanté la messe, mais lui est resté muet.
Madame Leblanc était en grande conversation avec un groupe de bonnes femmes. On voyait des hochements de tête, on devinait des chuchotements critiques, des approbations complices.
Le commissaire avisa Rurhkampf, qui sortait de l’église, son épouse suspendue à son bras et courbée sur sa canne.
— Bonjour ! Personne n’est venu chez « la Ritale », aujourd’hui ?
— Bonjour, monsieur Leblanc. Je ne vis pas au jardin et pour tout dire, ce n’est pas mes oignons. Faudrait voir à m’embaucher chez vous, aussi ?
— Monsieur Rurhkampf, vous ne semblez pas aimer beaucoup la police…
— Je ne me mêle pas des affaires des autres.
— Il s’agit d’un meurtre et c’est votre voisine.
— C’est peut-être ma voisine, mais je la fréquentais point.
— Laissez-moi vous rappeler que vous n’avez pas d’alibi pour l’heure du crime !
— Et quel intérêt j’aurais eu à lui faire passer l’arme à gauche ?
— Vous ne l’appréciez guère… tout le monde le sait.
— S’il fallait supprimer tous les gens qu’on n’apprécie pas, ça ferait du monde, c’est l’cas d’dire.
Sa femme sortit du silence, comme semblant jaillir d’une boîte à musique. Elle regarda Leblanc dans les yeux.
— Faudrait voir à laisser mon mari tranquille. Ce n’est pas des manières !
— La Thérèse, elle ne demandait rien d’autre, qu’on la laisse tranquille. Pourtant quelqu’un l’a tuée.
— Cherchez ailleurs que chez nous, Monsieur ! reprit-elle avec une vigueur inhabituelle. Elle paraissait hors d’elle.
— Je cherche ailleurs aussi, on me l’a même déjà conseillé par écrit… À propos, vous êtes abonné au Journal du Centre ?
Leblanc fut certain que leurs regards se croisèrent, un bref instant.
— Je vous laisse suivre le cortège, se contenta-t-il de dire.
Il demanda à Ragonneau de le conduire au cimetière en auto. Il voulait s’assurer que la famille de Thérèse n’y serait pas. Le corps descendit dans la fosse devant la petite assemblée. Aucune nouvelle tête ne s’était présentée. Un silence pesant entourait le départ de « la folle ».
Il n’y avait pas un souffle pour remuer la chaleur. Au loin l’air vibrait au-dessus des champs grillés de soleil, une brume moirée rendait floue la masse sombre des forêts, sur l’horizon. Une petite vieille remplissait un antique broc en émail, dans un bruit d’eau qui donna soif à Leblanc.
Le cortège s’éparpilla.
Le commissaire se rapprocha de son épouse. Il remarqua que les Rurhkampf n’étaient pas montés au cimetière. Les jambes de Madame, sans doute ?
— Tu as appris quelque chose ?
— Tu sais, ils parlent tous d’une femme inoffensive, mais moins folle qu’elle ne le laissait paraître.
— Intrigante ?
— Non, elle cancanait à tort et à travers, commérant sur Pierre comme sur Paul. Plutôt fabulatrice. Une manière de se donner de l’importance, je crois.
Pourquoi Leblanc imagina qu’elle avait pu surprendre un secret et obliger quelqu’un à la faire taire ? Mais il ne comprenait pas ce qui, dans ce coin tranquille, avait pu pousser quelqu’un au crime.
— Et l’absence de sa famille à l’enterrement ?
— Chacun y va de sa réprobation, mais personne ne s’étonne vraiment.
Sans y faire attention, ils marchaient vers la gare et avaient oublié la petite auto noire. Ragonneau les suivait, une cigarette aux lèvres, sans oser les interrompre. Ils virent l’employé en casquette se pencher avec effort pour abaisser la barrière rouge et blanche du passage à niveau de la rue Gambetta. Un train de voyageurs arriva dans un tintamarre saccadé. Il produisit un ample souffle chaud qui obligea Leblanc à porter la main à son chapeau pour le retenir. On voyait des têtes dans les compartiments, des enfants faisaient des grands signes de bras aux vitres abaissées.
Le commissaire eut l’air de prendre une brusque décision.
— À quelle heure y a-t-il un train pour Paris, Vieux ?
— Vers 5 heures et demie, Patron, le train de Clermont. Il arrive gare de Lyon dans la soirée, vers 8 heures.
— Voilà ce qu’on va faire. Toi, tu vas convoquer Rurhkampf demain matin au commissariat. Tu le cuisines, le grand jeu, tu comprends ? Retiens-le aussi longtemps que possible, je t’appellerai de Paris.
Se tournant vers madame Leblanc :
— Je serai de retour demain.
— Tu ne prends pas quelques affaires ?
— Je fais juste un aller-retour…
L’épouse du commissaire connaissait l’état d’esprit de son mari, à ce stade d’une enquête. Elle devinait qu’il passerait la nuit dehors.
— Fais attention au chaud et froid…
Devant l’Hôtel des Voyageurs, quelques platanes avaient été taillés pour ménager une pergola, comme dans le midi. Est-ce pour cela que Leblanc eut envie d’une anisette ?
Quatre hommes jouaient aux cartes, sur une table ombragée. Les pas crissaient sur le gravier. Ça sentait les vacances. On était en plein après-midi.
— Tu prends quelque chose ? proposa-t-il.
L’aubergiste, un beau garçon chauve au crâne luisant qui fronçait les sourcils sévèrement, lui évoqua le film Tarass Boulba, dont il avait vu les affiches.
Ragonneau demanda un demi et respecta le silence de son patron qui tirait sur sa pipe sans rien dire, en buvant sa boisson glacée à petites gorgées voluptueuses.
— Vous pouvez m’appeler la P.J. à Paris ?
— Allô ? Ici Leblanc…
Une voix joyeuse l’interrompit. Il reconnut le gros Perrin.
— Ah ! Patron ! ça me fait plaisir, vous êtes à Paris ?
— Non, mais j’y serai ce soir. Qui est disponible ?
— En dehors de moi, Lefevre et Victor.
— Passe-moi Lefevre, veux-tu ?
Il dut attendre, essayant d’imaginer son successeur dans son ancien bureau, plongé dans des papiers administratifs. Paris devait être livré aux touristes, l’appareil photo sur le ventre. Les terrasses animées. La Seine avait-elle attiré près d’elle les Parisiens qui n’avaient pas la chance de partir au bord de la mer ?
« Tarass Boulba » passa devant la cabine avec une chopine pour les joueurs de cartes. D’autres clients occupèrent une nouvelle table, un jeune couple en short avec deux mioches qui devaient réclamer des glaces.
— Patron, c’est vous ? Je comptais vous appeler.
— Lefevre ? La surveillance des Lacour, un résultat ?
— Pas grand-chose. Le magasin du boulevard Clichy est resté fermé aujourd’hui. Ils ont passé leur journée dans le commerce d’antiquité de la rue Lécluse. Ils ont sans doute déjeuné dans l’arrière-boutique puisqu’on ne les a pas vus ressortir.
— Que disent les voisins ?
— Ils arrivent autour de 9 heures tous les jours. Ils ouvrent le magasin et ont leurs habitudes au « Voltigeur », sur l’avenue, où ils s’installent à tour de rôle prendre un noir avec un croissant. Après, elle se rend boulevard Clichy, dans son commerce. Le soir, ils dînent au « Lotus de Vinh long », un chinois du quartier où ils sont réguliers.
— Ils y sont encore, en ce moment ?
— J’ai mis un agent sur place. Je lui ai bien recommandé de me prévenir dès qu’il y a un mouvement inhabituel. Comme je n’ai pas eu d’appel, c’est qu’ils y sont toujours, Patron.
— Quel genre d’antiquité ils proposent ?
— Surtout de l’Art déco, qui n’est pas très à la mode. Des objets, des meubles-vitrine en particulier, quelques tableaux.
— Ils viennent à pied, au magasin ?
— D’habitude, oui, ils habitent tout près. Mais aujourd’hui, ils sont arrivés en automobile.
— Tu peux me les décrire ?
— Une quarantaine tous les deux. Lui est facile à reconnaître. Grand, toujours sapé plutôt voyant, costume à carreaux, fleur à la boutonnière, chaussures bicolores. Il donne l’impression de sortir de chez le coiffeur et empeste le parfum bon marché. Un visage mou, légèrement couperosé, il doit pitancher. Son allure va mal avec le prénom Charles-Henry ! Elle, plus distinguée. Une jolie femme brune à chignon, mince, plus jeune que lui, toujours en tailleur chic et perchée sur des talons aiguilles. Ils font un curieux couple. C’est elle qui donne l’impression de commander.
— Ils ont des enfants ?
— Un fils, qui termine son service militaire. Ils ont un petit chien blanc, genre caniche, toiletté comme une star, vous voyez ?
— Ils ont beaucoup de clients ?
— L’affaire n’a pas l’air florissante.
— Tu sais pourquoi la boutique de lingerie de la femme est close ?
— C’est un magasin Paris-fanfreluches et dessous affriolants, voyez le genre ? On a interrogé les voisins, discrètement. Ils ne sont pas très causants, le quartier est un peu interlope. À mon avis, la fermeture actuelle est inhabituelle.
— On sait depuis quand c’est bouclé ?
— Avant le 14 juillet, c’était ouvert. Ça m’a été confirmé à demi-mot par la concierge de l’immeuble voisin.
— Où la voiture est-elle entretenue ?
— On n’a pas vérifié. Vous voulez qu’on fasse les garages de l’arrondissement ?
— À tout hasard, envoie un collègue enquêter là-dessus. Qu’on demande la date de la dernière révision.
— C’est tout, Patron ? Vous avez une idée ?
— Un pressentiment, seulement.
Leblanc voyait les grandes aiguilles de l’horloge de la gare qui marquaient 5 heures.
— Il y a un peu d’air, chez toi ?
— Chaud et lourd, Patron…
— Qui est de service au “36”, cette nuit ?
— C’est moi.
— J’aurai peut-être besoin de toi…
Le commissaire s’était assis sur le banc de bois du quai, sous la grosse horloge ronde à cadran blanc. Les voies étaient désertes, à l’ombre de l’énorme silo sous lequel on devait charger des wagons de céréales. Une vieille voiture de voyageurs verte à bande jaune rouillait sur une voie abandonnée. Le chef de gare apparut, avec sa casquette démesurée et son signal à la main. Une voix enrouée annonçait l’express de Paris. On aurait dit que le convoi avait bien du mal à s’ébranler malgré le coup de sifflet strident.
Installé côté fenêtre, Leblanc avait bourré soigneusement sa pipe de son pouce, alors que le wagon prenait doucement sa vitesse. Une fumée bleue envahit bientôt le compartiment.
Il en revenait toujours au mobile du crime. Pourquoi quelqu’un avait-il supprimé cette malheureuse ? Y avait-il été obligé par une circonstance imprévue ? Était-ce prémédité ? Il passait en revue machinalement les mobiles habituels. La passion semblait exclue. L’argent ? Elle n’en possédait pas. Une vengeance ? Même si elle était cancanière, Leblanc imaginait mal une semblable conséquence.
Il faisait une chaleur étouffante. Il baissa la fenêtre à deux mains et ôta sa veste où la sueur avait laissé de larges marques.
Pas d’empreinte, pas de témoin. Le comportement de Rurhkampf était suspect et le bonhomme semblait sur la défensive. Était-il l’auteur du message anonyme, comme il en avait le pressentiment ? Pourquoi cet avertissement, sinon pour le détourner ? Et de quoi s’était-il entretenu avec Thérèse, au pont, le jour du Tour de France ? Rien d’étrange chez les autres voisins, même s’il ne les avait pas tous rencontrés. Celui de l’ancienne menuiserie, « la Marocaine » à côté de Rurhkampf, il ne les avait pas interrogés. Et cette famille, absente aux obsèques, qui avait tout réglé à distance, sans daigner se déplacer ? De cela, il aurait le cœur net. Une chose était sûre : Thérèse était décrite comme joviale à la veille de sa disparition, ce qui signifie qu’elle ne s’attendait pas à un malheur, bien au contraire. Alors ? Aurait-il dû reprendre tout à zéro, plutôt que de suivre une intuition ?
Un crissement de frein aigu le sortit de sa réflexion, le penchant légèrement en avant. Le rythme des roues sur les jonctions de rail se modifia et s’interrompit. Un jet de vapeur blanche monta vers le quai. Il put lire « Montargis » sur le panneau d’émail.
Seul dans son compartiment enfumé, il s’endormit d’un coup, le front en sueur, agité de pensées contraires.
Chapitre 6
Où Leblanc trouve un Paris en vacances et où il s’y croit aussi pendant un court moment.
Leblanc se réveilla en sursaut, grelottant. Il avait un relent d’anisette dans la bouche.
— Billet, s’il vous plaît !
C’était le contrôleur, son sac noir en bandoulière. Un grand gars maigre au visage gris, flottant dans un uniforme chiffonné trop vaste pour lui.
Le train avait ralenti. On voyait défiler les arrières de maisons où les habitants avaient amoncelé de vieilles planches, des tôles rouillées, des vélos usagés.
Le commissaire avait la bouche pâteuse et l’esprit englué.
— On a passé Fontainebleau ? Demanda-t-il au préposé en cherchant maladroitement son billet.
— Il y a 10 minutes, Monsieur.
Le commissaire remonta la vitre et remit son veston. Une colonne de scouts défila à grand bruit dans le couloir. Bérets et foulards rouges et blancs se succédaient, en piétinant sur leurs gros souliers.
Pourquoi commença-t-il à regretter ce voyage précipité ? La solution n’était-elle pas plutôt à Saint-Jacques qu’à Paris ? Le plaisir d’une escapade dans un Paris estival n’avait-il pas influencé sa décision ?
Il prit un taxi gare de Lyon et se fit conduire place Clichy. Le chauffeur le regardait avec insistance, mais n’osa pas l’interroger. Leblanc se surprit à sourire, devinant qu’on l’avait reconnu.
Les terrasses étaient bondées, c’était l’heure de l’apéritif et de nombreux Parisiens dînaient dehors. Dans l’air tiède, on commençait à respirer, après une journée torride. Paris avait une odeur de farniente, les femmes riaient dans leurs robes claires, les hommes fumaient en bras de chemise, dans une atmosphère de bonne humeur. Leblanc eut envie de s’installer sous le store rouge d’un grand café, mais il suivit l’allée centrale du boulevard des Batignolles, sous les arbres.
Il emprunta le trottoir ombragé de la rue Lécluse, côté numéros pairs. Il trouva facilement l’antiquaire dont la vitrine n’était pas illuminée. La grille à claire-voie était baissée. On apercevait des meubles Art déco et des objets brillants, mais le fond du magasin était plongé dans l’obscurité.
Il tourna la poignée cuivrée de la porte de l’immeuble voisin. Sous le porche faiblement éclairé par une lanterne de style, un écriteau sur la loge de la concierge indiquait « Madame Ribeiro ». En face, un escalier de pierre menait aux étages. Il appuya sur le bouton d’appel et il entendit une faible sonnerie. Dans le silence ouaté de cet immeuble cossu, les bruits de la rue parvenaient, lointains et assourdis. Cela sentait l’encaustique.
— Vous cherchez quelqu’un ?
Une femme d’une trentaine d’années entrouvrit à demi la porte vitrée de la loge. Une odeur de popote submergea le commissaire. Elle avait la peau mate, sa blouse aux couleurs indéfinies cachait un corps grassouillet. Ses cheveux très noirs semblaient graisseux, une impression de négligé se dégageait d’elle. Elle prononçait « iou » au lieu de « vous ».
— Commissaire Leblanc, de la P.J. Vous connaissez monsieur Lacour, l’antiquaire d’à côté ?
— C’est fermé, à cette heure-là, il est parti.
— À quelle heure ferme-t-il ?
— Vers 20 heures, en général. Il lui est arrivé quelque chose ?
— Pourquoi pensez-vous qu’il lui serait arrivé malheur ?
— Quand la police vient, en général, surtout un grand commissaire…
— Cela fait longtemps que la boutique existe ?
— Je ne suis ici que depuis 5 ans, mais c’était déjà là.
— Il est seul, à s’occuper du commerce ?
— De temps en temps, sa femme est là aussi.
— Aujourd’hui, vous l’avez vue ?
— Je n’ai pas fait attention.
— C’est important, madame Ribeiro, réfléchissez bien.
— Ils sont arrivés ensemble ce matin, pour l’ouverture.
— À quelle heure ?
— Vers 8 heures, je partais faire mon marché sur le boulevard.
— C’est leur horaire habituel ?
— Je ne suis pas chargée de les surveiller, Monsieur le commissaire.
— Madame Ribeiro, je sais que vous faites un peu de ménage chez eux. Cela ne me regarde pas, mais…
Leblanc sortit sa pipe, la bourra pour laisser la concierge réfléchir. Il poursuivit d’une voix douce :
— Alors ?
— D’habitude, ils arrivent plus tard.
— En auto ?
— Non, à pied, ils habitent le quartier.
— Ce matin aussi ?
— Ce matin, ils sont venus en voiture.
— Cela se produit-il souvent ?
— De temps en temps. Mais… c’est vraiment important ?
— Si je vous pose la question... Et après ?
— Après, ils sont rentrés dans la boutique. Je ne les ai pas revus.
— Ce soir, vous les avez vu fermer ?
— J’ai aperçu Monsieur descendre le rideau, vers 7 heures et demie.
— Madame était là aussi ?
— Non. Mais, vous savez, elle tient également un commerce.
— Ce matin, ils vous ont paru dans leur état normal ?
— Oui, je n’ai rien remarqué, pourquoi ?
— Parce que, en général, quand on perd quelqu’un de sa famille, on est un peu affecté…
— Ils ont perdu ?
— La sœur de madame. Vous saviez qu’elle avait une sœur ?
— Non, je vous assure, monsieur Leblanc.
Le commissaire mit la main à son chapeau et la concierge referma sa loge, troublée. Au-delà du porche, s’ouvrait une cour pavée où résonnaient des éclats de voix, des bruits de TSF venant des appartements qui donnaient sur le puits sombre formé par les immeubles voisins. Poussant une porte, il découvrit un local à poubelles où des vélos et une motocyclette étaient rangés. D’autres accès étaient cadenassés, sans doute des remises.
La rue Lécluse était calme et silencieuse. Leblanc appliqua son visage sur la vitrine de l’antiquaire, les mains en visière. Au-dessus du magasin, une pièce s’éclaira. On devinait des silhouettes derrière les rideaux. Le commissaire haussa les épaules et poursuivit vers la rue des Dames, tirant sur sa pipe. Ses pas résonnaient dans l’ombre qui avait envahi les deux trottoirs.
Il s’arrêta rue Legendre dans un caboulot. Il resta au bar et se contenta d’un sandwich et d’un demi. Il lui demeurait ce drôle de goût dans la bouche. L’établissement était rempli de touristes et on parlait plusieurs langues. Le patron, manches remontées, s’affairait entre les tables.
Pourquoi renonça-t-il à téléphoner au quai ? Peut-être voulait-il rester seul dans son tâtonnement ?
L’immeuble des Lacour comportait cinq étages. Il était étroit, coincé entre une pharmacie et un café-tabac de quartier. Il poussa le battant qui donnait sur un couloir sombre. Parmi les boîtes à lettres, il trouva celle qu’il cherchait « Mr et Mme Charles-Henry LACOUR, 3eétage gauche ». Il n’y avait pas d’ascenseur. Au-delà du premier, l’escalier n’était plus en pierre, mais en bois qui craquait, avec une rampe mal assurée. Au deuxième, on percevait les notes hésitantes d’un piano. Il soufflait en arrivant sur le palier.
Il pressa la sonnette de marbre gris-vert. Une faible et lointaine vibration se fit entendre. Il dut attendre de longues minutes. Il s’apprêtait à redescendre quand il perçut des pas feutrés.
La porte s’ouvrit sur un grand personnage que Leblanc reconnut à travers la description qu’en avait faite Lefevre. La mollesse du visage, le parfum excessif, le cheveu clairsemé et gominé, il portait une veste d’intérieur jaune à revers noir de très mauvais goût. Il avait de tout petits pieds chaussés de mules orientales. Il fixait le visiteur d’un regard bleu et profond et son allure hautaine appartenait à un homme que tout dérange. Un minuscule caniche blanc toiletté en lion grondait dans ses jambes.
— Monsieur Lacour ?
— En effet, c’est écrit sur la porte, à qui ai-je l’honneur ?
Le ton était dédaigneux.
— Commissaire Leblanc ! Puis-je entrer un instant ?
L’autre ne montra pas le moindre trouble et resta campé dans l’encadrement, empêchant son visiteur de franchir le seuil.
— Que puis-je pour vous ?
— C’est au sujet de votre belle-sœur.
— Ma belle-sœur ?
— Votre femme a bien une sœur ?
— En effet… Entrez, Commissaire !
Lacour s’effaça. Un couloir mal éclairé menait à un salon. Un épais tapis étouffait les pas. Tout était meublé Art déco, de nombreux tableaux ornaient les murs. Trois fauteuils club en cuir fauve usagé trônaient autour d’un petit guéridon en palissandre sur lequel étaient posés une carafe et un verre, ainsi qu’un lourd cendrier. Un large bahut du même bois, aux pieds moustache, supportait une sculpture en marbre noir représentant un oiseau en vol. Par contraste avec la vétusté de l’immeuble, l’appartement donnait une impression cossue d’avant-guerre.
— Asseyez-vous, Commissaire, puis-je vous offrir quelque chose ?
— Pas pour l’instant, je vous remercie.
Lacour se servit un large whisky. Ses longs doigts fins et manucurés tripotaient un fume-cigarette d’ambre. Leblanc, calmement, sortit sa pipe et sa blague à tabac.
— Vous pouvez fumer.
— Votre femme est-elle avec vous ?
— Que voulez-vous dire ?
— Je voulais juste savoir si votre épouse était présente dans l’appartement.
— Non, elle n’est pas encore rentrée. Mais je croyais que vous souhaitiez me parler de ma belle-sœur ?
— En effet. Quand avez-vous vue votre femme pour la dernière fois ?
— Ma femme ? Ce matin, quand elle m’a conduit…
— Vous vous rendez en voiture, rue Lécluse ?
— Habituellement non. Parfois, lorsqu’Henriette doit aller chez ses fournisseurs, elle emprunte l’automobile.
— C’était le cas, aujourd’hui ?
— Oui ! Elle devait se rendre à Courbevoie, chez son grossiste.
— Vous avez l’adresse ?
— Ma femme vous la donnera…
— Quand rentrera-t-elle ?
— Elle ne m’a rien dit.
— Monsieur Lacour, vous ne voulez vraiment pas me parler de votre belle-sœur ?
— Mais si ! Que souhaitez-vous savoir ?
— Tout ! Monsieur Lacour, tout !
— Ma belle-sœur, Thérèse, est une pauvre femme…
Leblanc l’interrompit en soulignant le mot.
— Était !
— Oui, était, en effet. Elle n’avait pas toute sa raison, depuis une grave maladie dans son enfance.
— Quand l’avez-vous vue pour la dernière fois ?
— Je ne l’ai jamais rencontrée. Je sais qu’elle a été longtemps à l’asile et qu’elle était placée. Ma femme était assez discrète sur sa sœur Thérèse.
— Vous êtes au courant qu’elle est morte, monsieur Lacour ?
— Je ne l’ignore pas.
— Cela n’a pas l’air de vous affecter…
— Franchement, non, c’était une étrangère, pour moi.
— Le fait qu’elle ait été assassinée ne vous dérange pas non plus ?
— Probablement un crime de sadique ! Dans ces campagnes reculées, c’est fréquent et puis avec son comportement…
— Son comportement ? Comment le connaissiez-vous ? Vous me dites que vous ne l’aviez jamais vue.
— J’imagine, Commissaire, j’imagine. Et puis, Henriette m’en parlait, après ses visites à Saint-Fiacre.
— À Saint-Jacques-sur-Loire, monsieur Lacour.
— Ah ! Oui ! Vous avez raison.
— Où étiez-vous, dans l’après-midi de dimanche dernier, le 15 juillet ?
— Dimanche dernier ? À Enghien, pour le derby.
— Seul ?
— Avec mon épouse.
— Quelqu’un pourrait en témoigner ?
— J’y ai rencontré de nombreux propriétaires de chevaux. J’ai été au bureau des paris, j’ai salué des jockeys. Vous pouvez vérifier, je suis connu dans le milieu.
Leblanc alluma longuement sa bouffarde, pendant que Lacour se servait un nouveau verre. Le petit chien blanc avait disparu au fond de l’appartement.
— Votre femme ne s’est pas rendue aux obsèques, ni vous non plus…
— Et alors ?
— Ce n’est pas très charitable.
— Je vous répète que c’était une inconnue pour moi.
— Oui, mais pour votre dame, c’était quand même sa sœur ?
— Un curieuse sœur, allez !
— Votre femme lui rendait tout de même visite, je crois ?
— Une fois par an, à Saint-Fiacre, en effet.
— Saint-Jacques-sur-Loire…
L’avait-il fait exprès de confondre les lieux ? Leblanc en était persuadé. Il ne releva pas davantage.
— Vous êtes antiquaire, n’est-ce pas ?
— Vous êtes bien renseigné.
— Rue Lécluse, c’est bien ça ?
— Oui, au numéro 89.
— Ça se vend bien, l’Art déco ?
— Il y a des amateurs.
— Pourquoi l’Art déco ? Ce n’est pas très au goût du jour.
— J’ai hérité cela de mon père. C’était un grand ami de Ruhlmann.
— Que faisait-il ?
— Il était joaillier rue de Rivoli. Et célèbre, dans les années 20.
— Et votre mère ?
— Elle était danseuse.
— Danseuse ?
— Danse classique. Premier prix à l’opéra. Elle a beaucoup voyagé, avec sa troupe.
Un voile de mélancolie éteignit son regard. Il était comme absent. Il avait perdu son allure dédaigneuse et devenait presque sympathique.
— Vous en parlez au passé…
— Ils ont disparu, en effet, quelques années après la guerre.
— Ce n’est pas un peu décevant, pour vous, cette simple boutique, après tout ça ?
— Chacun sa vie et son talent, Commissaire.
— Vous avez un fils, je crois ?
— En effet.
— Que fait-il ?
— Algérie.
— Il est dans l’armée ?
— Service militaire. Les Aurès. Torture. Il a du mal à s’en remettre. Vous avez un fils là-bas, monsieur Leblanc ?
— Il est démobilisé, maintenant ?
— On lui refait une santé, à Toulon.
— Quand l’avez-vous vu, pour la dernière fois ?
— Au printemps, une permission. Il est venu à Paris. Il n’était pas préparé à ça.
Charles-Henry Lacour remplit à nouveau son verre et alluma une autre cigarette. Le présent ne semblait pas le concerner.
— Vous ne voulez vraiment rien prendre, Commissaire ?
— Où est votre épouse, en ce moment, monsieur Lacour ?
— Elle est chez une amie.
— À Paris ?
— Oui.
— Pouvez-vous me dire pourquoi elle n’est pas allée aux obsèques ?
— Vous lui demanderez vous-même, mais vous savez, les sœurs n’étaient pas vraiment liées.
— Elles ont été élevées ensemble ?
— Franchement, je l’ignore. Cette Thérèse était absente de sa vie. Comme de la mienne, Commissaire.
— Votre épouse va-t-elle rentrer ?
— Je vous sers un alcool en l’attendant ?
L’interlocuteur de Leblanc restait aimable, mais fuyant.
— Où est exactement madame Lacour ce soir ?
— À ma connaissance, chez madame Levitansky, une amie intime.
— Son adresse ?
— Monsieur Leblanc, je ne voudrais pas compromettre cette femme…
— J’enquête sur un meurtre, je vous le répète.
— Si c’est vraiment nécessaire.
— Ça l’est…
— Elle habite à Neuilly, rue du général Lanrezac. En revenant de Courbevoie, elle m’a dit qu’elle passerait la voir.
— Que fait-elle, cette dame ?
— Elle est modiste, dans une boutique du Boulevard Saint-Germain. Ne me demandez pas laquelle, je l’ignore.
— Je vérifierai. La routine policière. On est loin de l’art, mais comme vous dites, chacun son métier.
— Je ne vous critique pas, monsieur Leblanc.
— Une dernière question, monsieur Lacour, comment avez-vous appris le décès de votre belle-sœur ?
— Ma femme m’a rapporté qu’elle avait reçu un télégramme…
— Vous-même, vous l’avez lu ?
— Non…
— Pourtant, il est arrivé à votre domicile ?
— Sans doute…
— Vous l’avez gardé ?
— Je l’ignore.
— Vous savez qu’il y a un deuxième télégramme, qui vous convoquait à Nevers ?
— Non, je n’en savais rien.
— Monsieur Lacour, vous ne semblez pas réaliser qu’il s’agit d’un meurtre.
— Cela ne me concerne pas vraiment, Monsieur le commissaire.
— Je vais vous laisser, Monsieur Lacour. Vous pensez que votre femme va bientôt rentrer ?
Leblanc fut surpris de constater que la nuit était tombée en quittant l’immeuble de l’antiquaire. Un taxi passa rue Legendre, mais le commissaire préféra marcher, il se rendit inconsciemment place Clichy. Les voitures étaient rares, la température était devenue douce. Sur les trottoirs, des promeneurs flânaient avec insouciance. Personne ne semblait pressé de rentrer chez soi.
Il s’assit à une terrasse pour réfléchir à cet étrange monsieur Lacour qui ne s’était pas livré, retranché derrière sa femme et ses souvenirs.
— Garçon, un demi !
Il demanda un jeton de téléphone.
— Mademoiselle, l’Hôtel du Cygneà Saint-Jacques-sur-Loire, dans la Nièvre…
— …
— Madame Leblanc ? C’est moi.
— Où es-tu ?
— Pas si loin de notre ancien quartier.
— L’inspecteur Ragonneau cherchait à te joindre…
— Je verrai ça plus tard.
— Quand rentres-tu ?
— Sans doute demain. Bonne nuit.
Il décida de se rendre à Neuilly. Ragonneau attendrait. Que pouvait-il y avoir d’urgent là-bas ?
Par amusement il prit le métro. Il imaginait Paris, en surface. Dans les tunnels, la rame grinçait et le commissaire, pour mieux sentir le mouvement, resta debout. Il n’y avait que quelques passagers dans le wagon, dont un très vieux monsieur qui souriait aux anges. Leblanc redécouvrit avec gourmandise le « DUBO… DUBON… DUBONNET » qui défilait sur les murs du tunnel souterrain.
Il sortit Pont de Neuilly, comme un enfant émerveillé par son escapade. La rue du général Lanrezac descendait vers les quais de la Seine, silencieuse et déserte. En face, le sommet d’un immeuble de Courbevoie clignotait de son enseigne lumineuse, affichant en alternance « BAROCLEM » puis « DEMARRE MIEUX ! »
Leblanc sonna au numéro 9, un porche de pierres taillées encadrant une solide double porte de bois clair verni. Un déclic lui permit d’entrer. Il frappa à la loge de la concierge. Une grosse femme noire en chemise de nuit rose lui ouvrit.
— Pardonnez-moi de venir si tard, madame Levitansky habite bien ici ?
— Certainement, missié !
— Vous pensez qu’elle est chez elle ?
— Je ne sais pas, on ne peut pas le dire.
— Avez-vous entendu quelqu’un sortir, depuis une heure ?
— Vous êtes qui, missié, pour me demander ça ?
— Commissaire Leblanc, de la Police Judiciaire.
Elle poussa un petit cri étouffé qui secoua sa forte poitrine.
— Oh ! Le g’and commissaire Leblanc lui-même ?
— Lui-même. Alors, on vous a réclamé le cordon ?
— Personne, missié, l’immeuble très calme. Tout le monde est correct, ici.
Elle était fière de le dire au « g’and commissaire ».
— Vous êtes certaine, personne n’est entré ni sorti ?
— Certaine, Fatou ment jamais !
— Merci, Fatou, quel étage, madame Levitansky ?
— Cinquième gauche !
La grosse femme montrait une double porte vitrée. L’escalier était recouvert d’un tapis fixé par des barres de laiton rutilantes. L’ascenseur, un vieux Roux-Combaluzier, émettait un faible ronronnement en s’élevant avec des mouvements élastiques. L’engin s’arrêta en mettant un temps infini à gravir les derniers centimètres. Il poussa la grille et chercha la bonne porte. Là encore, des tapis étouffaient les pas. Il eut l’impression de pénétrer dans un musée, à cause du silence, de la pénombre et de cette odeur d’ancien.
Une petite plaque de cuivre indiquait « Madame Anathasia Levitansky » en précisant « Modiste ». Il sonna. Il perçut des bruits de talons et aussitôt la porte s’ouvrit largement sur une femme imposante, grande et forte, aux cheveux roux montés en une exubérante coiffure, vêtue d’une robe de chambre matelassée rouge et or. Elle était couverte de bijoux voyants et outrageusement maquillée. Sa large bouche écarlate s’exclama, avec un accent roucoulant d’Europe Centrale :
— Zdrastvouïtié…
— Madame Levitansky ?
— Je suis madame Levitansky, que vous faire ici ?
— Commissaire Leblanc. Malgré l’heure tardive, je souhaiterais vous poser une question.
— Entrez, cher commissaire, je serai ravie d’aide vous.
Pourquoi eut-il l’impression qu’elle attendait sa venue ?
Un petit vestibule, meublé d’une console sur laquelle reposait une statue de Diane en stuc blanc, se prolongeait par un grand couloir sombre. Elle l’introduisit, à droite, dans un salon feutré qui donnait sur la Seine. Les pas faisaient craquer le vieux parquet ciré. On percevait le bruit roulant des autos sur le pont de Neuilly et juste en face, la réclame « Baroclem » illuminait la nuit, par intermittences.
— Vous connaissez bien madame Lacour, m’a-t-on dit ?
— Henriette grande amie à moi.
Elle avait une voix rauque, mais puissante. Son regard bleu était à la fois enjôleur et froid.
— Quand l’avez-vous rencontrée pour la dernière fois ?
— Comme c’est curieux, elle était ici à peine une heure !
— Elle a passé la soirée avec vous ?
— Après-midi Bois de Boulogne, da !
— N’auriez-vous reçu un coup de téléphone de son mari, juste avant mon arrivée ?
— Non ! Pourquoi ces questions, Commissaire ? Pas arrivé malheur à elle ?
— Non, ne vous inquiétez pas, madame Levitansky. À quelle heure précisément vous a-t-elle quittée ?
— Voyons… maintenant 10 heures 30… peu avant dix heures, je crois ! Mais rassurez-moi, que se passe-t-il ?
— Rien, Madame.
— Vous m’inquiétez…
— Ce qui pourrait être inquiétant pour vous, madame Levitansky, c’est un faux témoignage…
— Faux témoignage ? Pourquoi vous tourmentez moi ainsi ?
Leblanc la salua de son chapeau et ébaucha un pas vers la porte.
— Prendrez-vous vodka avec moi ?
— Non, Madame. Vous êtes dans la mode ?
— Oui, moi travaille pour grande maison, rive gauche.
— Je vous convoquerai à la P.J. pour signer votre témoignage. On est voisin, non?
Chapitre 7
Où Leblanc s’obstine et traîne sa nostalgie de Paris.
Il retrouva les couloirs sombres, l’odeur de passé, les tapis qui absorbaient ses pas. Il souriait en descendant l’escalier. Il vit le rideau bouger légèrement chez la concierge. Elle devait le surveiller du coin de l’œil, dans sa nuisette rose. Leblanc souleva ostensiblement son chapeau en passant, le voilage remua. Pourquoi était-il de si bonne humeur en descendant vers la Seine ? Il avait la certitude que les deux femmes avaient cherché à le duper. Pourtant il ne parvenait pas à leur en vouloir.
L’avenue Kœnig était déserte, à cette heure tardive. Il devinait quelques lumières tamisées dans les bateaux à quai. À hauteur du Bois, on entendait une musique de jazz et des gens dansaient sur le pont d’une péniche. Il perçut le bruit sec d’un bouchon de champagne au milieu des rires et des exclamations.
Se dirigeait-il vers le bois de Boulogne parce que madame Levitansky y avait évoqué une promenade dans l’après-midi ? L’air était tiède sous les marronniers, avec cette odeur suave des eaux douces et dolentes. Leblanc n’avait pas sommeil.
Il dut regagner l’avenue de Madrid pour trouver un taxi. Il se fit conduire Place Pigalle. Le chauffeur crut emmener un bourgeois qui allait s’encanailler dans le quartier des boîtes de nuit à entraîneuses.
Il suivit le Boulevard de Clichy à la recherche de la boutique de lingerie de madame Lacour. Il avait du mal à croire que cette femme, qui venait de perdre sa sœur, s’était promenée toute la journée avec cette Russe excentrique. On se payait sa tête.
Il croisa des couples enlacés, d’autres silhouettes plus furtives. Un car débarquait sa cargaison de touristes, un portier volubile les faisait entrer dans un cabaret. Paris s’amusait dans la nuit chaude.
Leblanc s’arrêta « Aux dessous chics ». Une petite boutique toute blanche à la vitrine encombrée de lingerie de dentelle aux couleurs agressives. On imaginait une clientèle de filles de nuit. Il vit des passants se méprendre et sourire en montrant le commissaire, plongé dans la contemplation de la devanture. Sur la porte, une affichette suspendue indiquait les heures d’ouverture « 10 heures-19 heures » et spécifiait « Fermé le lundi ». Envahi d’une bouffée de mauvaise humeur, il se hâta vers la rue Legendre. Le petit café était encore animé et des tables avaient envahi le trottoir. Les Parisiens retardaient leur coucher devant une ultime consommation, comme des enfants qui jouent et réclament « une dernière partie ». Leblanc entra et resta au bar.
— Un whisky, Patron.
Il se surprit à commander cet alcool qui n’était pas dans ses goûts. Était-ce pour mimer l’antiquaire qu’il s’apprêtait à revoir ? Pour se mettre à son niveau ?
Le cafetier, en chemise blanche sous son tablier bleu, laissait sa cigarette se consumer dans le cendrier-réclame pour servir les clients.
— Patron, vous connaissez les Lacour ? Lui demanda soudain le commissaire.
— Les Lacour ?
— Ceux de l’immeuble d’à côté, l’antiquaire du 3…
— Comme ci, comme ça.
Il ne voulait pas se compromettre, ayant deviné la profession de cet homme massif, qu’il n’avait jamais vu dans son débit de boisson.
— Ils sont clients chez vous ? insista Leblanc.
— Rarement. L’apéritif, parfois.
— Ils viennent tous les deux ?
— De temps à autre, lui tout seul.
— Plutôt la semaine, ou le dimanche ?
— Je n’ai pas remarqué. Vous savez, ce ne sont pas des piliers de bar.
Il s’éclipsa pour servir une table qui commandait une nouvelle tournée. Il tenta d’éviter son client trop curieux, mais celui-ci le pressa.
— Vous les avez vus ces jours-ci ?
— Lui seulement. C’était le lendemain du 14 juillet, je m’en souviens, parce qu’il y a eu en fin d’après-midi une très forte averse et il s’est précipité pour se mettre à l’abri.
— C’est curieux, il aurait pu tout aussi bien rentrer chez lui, c’est juste à côté ? Il était seul ?
— Dites, vous êtes de la police ? Je ne veux pas d’ennui, moi.
— Commissaire Leblanc. Alors, seul ?
Le gargotier, de plus en plus sur la réserve, répondait par bribes.
— Oui.
— Il a téléphoné ?
— Non. Simplement un apéritif sur le pouce.
— Vous faites le PMU, je vois. Il joue aux courses, monsieur Lacour ?
— Pas ici, en tous cas. Dites, commissaire ! Je ne vais pas avoir d’histoires ?
Il haussa ses larges épaules.
Il était minuit quand il sonna à nouveau au 3eétage de l’immeuble des Lacour.
— Monsieur Leblanc ? Je ne vous attendais pas si tôt.
Il ne semblait pourtant nullement étonné. Il avait dû siffler quelques verres supplémentaires. Il n’était pas ivre, cependant, mais sa voix était devenue un peu pâteuse. Il portait toujours sa veste d’intérieur criarde. Le chien-lion avait disparu.
— Je viens voir si votre femme est rentrée.
— Vous aviez à peine tourné les talons que…
Le commissaire l’interrompit sèchement :
— Qu’elle quittait son amie Levitansky, je sais.
Lacour s’effaça.
— J’ai à lui parler.
— Maintenant ?
— Maintenant, monsieur Lacour.
— Elle s’est couchée dès son retour. Je crains qu’elle ne dorme déjà.
— Sa promenade au bois l’a donc tant fatiguée ?
L’antiquaire jeta un regard vague au commissaire. Un regard à la fois blasé et étonné. Pourquoi Leblanc pensa-t-il à celui d’un enfant dérangé ?
— Ne m’obligez pas à une convocation officielle. Ce serait beaucoup plus désagréable pour elle… Et pour vous. J’ai sur moi un mandat en blanc. J’y inscris le nom de votre épouse, j’appelle le Quai…
— Dans ce cas…
Charles-Henry Lacour disparut dans le fond de l’appartement, laissant Leblanc devant le papier peint « mille et une nuits » du salon. Il régnait dans la pièce une âcre odeur de tabac froid qui paraissait avoir tout imprégné. Le commissaire bourra lentement une pipe en examinant les signatures des tableaux suspendus. Il lui parut reconnaître certaines d’entre elles.
Il n’avait pas entendu Lacour, immobile dans son dos.
— C’est un Derain.
— Un ami de votre père ?
Il fit semblant d’ignorer le ton ironique du commissaire et précisa :
— Mon épouse se reposait. Elle arrive dans un instant. Un verre pour l’attendre ?
Il refusa.
— Vous vous entendez bien avec votre femme ?
— Pourquoi cette question ?
Encore la fuite. Il fut sauvé par l’entrée de son épouse. Henriette apparut dans une robe de chambre de soie noire, ses longs cheveux en désordre. Elle avait dû se coucher sans ôter son maquillage, ce qui lui donnait un air fatigué. Lefevre avait eu raison de parler d’une belle femme, pourtant elle n’était pas apprêtée. Elle portait encore un collier de pierres vertes et des boucles d’oreilles assorties. Leblanc eut l’impression qu’on ne l’avait pas tirée du sommeil. N’avait-elle pas pleuré ?
Le commissaire fixa son regard vert d’eau.
— Vous n’êtes pas facile à joindre, madame Lacour.
— Que puis-je pour vous ?
— Dois-je vous rappeler le décès de votre sœur ?
— C’est inutile.
— Pourquoi n’avez-vous pas assisté à ses obsèques ?
— Nous n’étions pas très intimes. Thérèse n’était pas normale…
— Vous avez d’autres frères et sœurs ?
— Non.
— Que faisaient vos parents ?
— Ils tenaient un commerce de graines.
— À Saint-Jacques?
— Non. À côté, à Chateauneuf. Un trou.
À cette évocation Leblanc lut un pli amer sur son visage.
— Thérèse vivait avec vous ?
— Tant que mes parents ont été là. Ils s’en occupaient, dans le magasin.
— Et vous ?
— J’ai été très tôt en pension, à Cosne. Chez les bonnes sœurs du Bon pasteur ! Des garces qui nous en faisaient voir.
— Jusqu’à quel âge ?
— À 17 ans, je me suis sauvée. J’ai rencontré quelqu’un et je l’ai suivi à Paris.
— Votre mari ?
— Non !
— C’est vous qui avez fait interner votre sœur ?
— Que pouvais-je faire d’autre ?
— Vous veniez la visiter, à Saint-Jacques ?
— Une fois par an, depuis qu’elle était placée.
— Comment avez-vous appris son décès ?
— C’est l’Hôpital Psychiatrique qui m’a prévenue.
— On vous a téléphoné ?
— Oui.
— Quand ?
— Dimanche soir.
— Vous souvenez-vous à quelle heure ?
— C’était la fin de l’après-midi.
— La personne qui vous a appelée s’est présentée ?
— Elle a dit « l’hôpital ».
— Qu’avez-vous fait dimanche dernier, madame Lacour ?
— J’ai accompagné Charles-Henry aux courses.
— À quel moment êtes-vous rentrée ?
Leblanc restait debout et dominait son interlocutrice. Le mari s’était installé dans un fauteuil club et s’était à nouveau servi un verre. Il fumait négligemment. Son épouse se tourna vers lui.
— Nous étions à l’appartement pour le dîner, n’est-ce pas Charles ?
— Votre sœur a été assassinée. L’hôpital ne vous l’a pas précisé ce soir-là ?
— Tout pouvait arriver à cette pauvre Thérèse…
— Vous ne me répondez pas. Que vous a-t-on dit exactement, vous pouvez répéter les mots ?
— “Il est arrivé malheur à Thérèse”.
— Cela ne vous a pas étonnée ?
— De Thérèse, rien ne pouvait m’étonner.
— Vous lui connaissiez des ennemis ?
— Non. Mais avec les stupidités qu’elle dégoisait sans cesse sur Pierre et Paul…
Leblanc surprit le sourire railleur de « Charles ».
— Madame ! Vous avez reçu des télégrammes de la police de Nevers. Pourquoi n’y avez-vous pas répondu ?
— J’ai cru que c’était pour des formalités.
Le commissaire rapprocha son visage du sien et, au dernier moment, se retint de crier.
— La convocation, c’était une formalité, aussi ?
Une sonnerie du téléphone retentit dans l’appartement. Le couple échangea un regard ahuri. Leblanc nota qu’il était 1 heure 30 du matin sur la pendule de marbre. Une voiture passa en trombe rue Legendre, s’éloigna.
Pourquoi imagina-t-il immédiatement que l’appel était pour lui ? Il se sentait bien à Paris, à suivre le fil tranquille de son enquête, à remonter le temps par petites touches. N’en éprouvait-il pas une sorte de mauvaise conscience ? Il eut l’impression d’émerger d’un rêve.
Le timbre continuait à strier le silence. Lacour s’extirpa péniblement de son fauteuil. Presque aussitôt, il lui tendit le combiné noir.
— C’est pour vous, Commissaire !
— Allô ? Ici Leblanc !
— Patron ? C’est Lefevre. On vous cherche, à Nevers.
— Ah ?
— J’ai bien supposé que vous étiez chez les Lacour. Un nouveau meurtre, Patron !
— Non ! Qui ?
— La vieille Lenoir. Cela a dû arriver dans l’après-midi des obsèques. C’est encore l’infirmière qui l’a découverte, dans son lit, vers 18 heures. Ragonneau pense qu’elle a été étouffée avec un oreiller. On a trouvé des plumes dans la bouche et le nez.
Leblanc n’écoutait plus. Il avait devant les yeux, la maison des crimes, « la Ritale » lorsqu’il l’avait interrogée, le souffle court, murée dans ce qu’il avait soupçonné être une frayeur muette. N’avait-il pas fait une erreur de venir à Paris ? N’aurait-il pas pu éviter ce nouveau crime ? Il était furieux contre lui-même et contre celui ou celle qui avait frappé à deux reprises, dans cette campagne tranquille. Et pour un mobile qu’il n’avait toujours pas établi ! Il revoyait l’infirmière, son nécessaire à la main, découvrant un deuxième cadavre. Pas de chance pour elle…
— Patron, vous êtes toujours là ?
— Pas de chance !
— Comment ?
— Je disais « pas de chance », pour l’infirmière…
— Pour la vieille non plus…
— Je sais, Petit. Tu peux passer me prendre ?
— Oui, Patron, je vous envoie une auto.
Leblanc n’avait prononcé que quelques mots sans importance à l’appareil. Lacour feignait l’indifférence, mais ne lâchait pourtant pas le commissaire du regard, cherchant à deviner le contenu de la conversation qui lui avait échappé. On imaginait, derrière son indolence alcoolisée, une intense réflexion. Henriette se tenait droite et jouait nerveusement avec les pierres de son collier.
— Des ennuis, commissaire ?
Il gardait un visage fermé et ses gros yeux inexpressifs ne semblaient pas les voir. Il lui fallait reprendre l’affaire à zéro. Si on avait tué la vieille, c’est qu’elle connaissait l’assassin de Thérèse. On n’avait pas hésité à l’étouffer pour la faire taire, définitivement. Il ne savait toujours rien du mobile. Leblanc était furieux.
— Je vous demande de ne pas quitter Paris. Et de répondre au téléphone !
— Bien ! Commissaire, mais…
— Il n’y a pas de « mais ». Je vous appellerai. Bonsoir !
On vit la large silhouette du policier sortir de l’immeuble en maugréant, gesticulant sur le trottoir désert comme s’il parlait au tueur qui lui échappait depuis trois jours. Et qu’il n’avait pas su empêcher de perpétrer un nouveau crime. Car il était persuadé que c’était la même personne.
Une courte averse était tombée et, de la rue, montait une tiédeur humide. Les rares voitures glissaient sur les pavés luisants en émettant un sifflement mouillé.
Leblanc finit par remarquer la petite auto noire qui klaxonnait au coin de la rue Davy. C’était Lefevre qui lui faisait de loin de grands signes de la main par la portière.
— Ça me fait plaisir, Patron.
— Moi aussi, Petit. Tu avais peut-être du travail ?
— C’est calme. Les vacances, vous connaissez !
— C’est bien. Ça va, au Quai ?
Le commissaire était gêné. Il n’était plus de la « maison ». Il n’osait pas abuser. Il n’avait pas très envie de retrouver le porche de la P.J., un jeune planton qui ne l’avait pas connu, le grand escalier et surtout « son » bureau. Il proposa à Lefevre de prendre un verre à une terrasse du quai de la Mégisserie.
— Je me suis fait avoir comme un débutant. Mais je ne sais pas où j’ai commis l’erreur.
— Ça a l’air d’une drôle d’histoire. À Nevers, c’était la panique.
Le garçon vint saluer le commissaire, avec un sourire complice.
— Un whisky, Gaston. Et toi ?
Il avait commencé la soirée avec cet alcool, autant continuer, se dit-il. Lefevre, qui connaissait bien son ancien chef, laissa passer un long moment, sans déglacer le trouble qu’il sentait en lui.
— Dites, Patron, si j’ai bien compris, c’est le deuxième meurtre en quelques jours, à Saint-Jacques-sur-Loire ? Vous avez une piste ?
— Pas la moindre. Une demi-folle s’est fait étrangler le lendemain du 14 juillet. Pas d’empreintes, pas de témoin, pas de mobile. Une sœur, sur laquelle tu as déjà enquêté, que je suis venu voir, car elle n’était pas présente aux obsèques. Mais ça ne donne rien pour l’instant de ce côté. La morte vivait chez une vieille, clouée au lit par la maladie, qui avait dû assister au meurtre et c’est elle qu’on a tuée quelques jours après. Ce qui me manque, c’est le mobile, Petit. Le mobile ! Et puis j’ai l’impression que tout le monde me cache une petite broutille. C’est la campagne. Des jalousies de voisins, mais rien de solide, tu vois. Je nage !
Lefevre laissa passer le discours de Leblanc qui sonnait comme un rapport officiel. Il attendit la question.
— Que t’as raconté Ragonneau ?
— Il m’a téléphoné vers 7 heures du soir. Il était complètement désemparé, il cherchait à vous joindre.
Leblanc réalisa que sa femme lui avait évoqué cet appel, mais qu’il n’en avait pas pris la mesure, trop enfermé dans son périple parisien.
— Oui ! C’est vrai… Pensa-t-il tout haut.
— Comment, Patron ?
— Rien, Petit, continue.
— Il m’a raconté que « la Ritale » avait été trouvée morte par son infirmière, en fin d’après-midi. Le médecin qui a constaté le décès dit qu’elle a été étouffée, sans doute par son oreiller. Il y avait un désordre indescriptible dans la maison, on avait ouvert tous les tiroirs et les armoires avaient été vidées. Il y en avait partout.
— Le labo est passé ?
— On n’a pas les résultats encore.
— L’heure du décès ?
— Entre 3 heures et 5 heures, mais le docteur a souhaité le faire confirmer par le légiste.
Leblanc réalisa que le crime avait eu lieu au moment de la mise en terre de Thérèse. Ce qui excluait bien du monde. Tiens ! Se dit-il, les Rurhkampf avaient déjà filés.
— Les voisins ont entendu quelque chose ?
— Beaucoup d’entre eux étaient à l’inhumation. Ragonneau m’a confié que « la Marocaine » – vous connaissez ? « C’est la voisine de Rurhkampf », m’a-t-il dit – était là, mais n’a rien entendu. Le marginal d’en face était chez elle et n’a rien remarqué non plus.
— Il a interrogé les de La Vernière ?
Lefevre consulta son petit carnet.
— Sont rentrés après l’office religieux. Mais sont allés faire une promenade dans les bois.
Un silence s’installa entre les deux hommes. Leblanc ressentit une brusque lassitude. Comment savoir ce qu’on cherchait, chez la vieille ? Plus personne maintenant ne pourrait dire ce qui avait disparu, si tant est que le meurtrier l’ait découvert. La fille Lenoir ? Il faudrait la faire venir, si on trouvait enfin son camping perdu.
Les clients quittaient la terrasse et s’enfonçaient dans la nuit tiède, comme à regret. Un taxi en maraude ralentissait sur le quai. Il subsistait sur le pavé comme un reste d’humidité de la courte averse qui avait balayé la ville. Il réalisa qu’il avait peut-être fait une erreur de suivre son intuition. Leblanc sentit sous ses pieds le sourd grondement d’une rame de métro.
— Lefevre !
Le commissaire eut l’air de sortir d’un film qui l’aurait emporté de station en station.
— Oui, Patron ?
— Peux-tu voir quel est le premier train pour Saint-Jacques-sur-Loire ?
— Vous ne voulez pas dormir un peu ?
— Dès que possible, tu convoqueras une certaine Levitansky – j’ai oublié son prénom – qui habite rue du général Lanrezac. C’est à Neuilly. Elle prétend que madame Lacour a passé la journée avec elle au bois de Boulogne. Tu lui feras signer sa déposition. Enquête aussi Boulevard Saint-Germain où elle travaille comme modiste. Enfin, tâche de savoir si elle a reçu des appels dans la soirée, entre 8 et 11 heures.
— Vous pensez qu’elle ment ?
— C’est possible. Mais je ne suis pas certain que cela se rapporte à cette affaire.
— À tout hasard, fais surveiller aussi le couple Lacour et leur ligne téléphonique, on ne sait jamais. Je leur ai demandé de ne pas quitter Paris.
Pendant que Lefevre contactait le Quai, Leblanc vida sa pipe, en la frappant sur son talon, en bourra une nouvelle, songeur.
— Dis-moi, Petit, Ragonneau a dû questionner Rurhkampf après ce deuxième meurtre ?
— Il a interrogé tous les voisins, mais n’en a rien tiré. Il m’a appris qu’il avait convoqué Rurhkampf au commissariat de Nevers demain matin.
Lefevre rectifia aussitôt, en regardant sa montre :
— Enfin… Tout à l’heure… Au fait, vous avez un premier train à 4 heures 30. C’est l’express de Clermont-Ferrand. Vous venez jusqu’au Quai, Patron ?
Cela lui laissait presque 2 heures. Il haussa les épaules. Il hésitait à accompagner Lefevre jusqu’à la P.J. Pourquoi cette démarche lui inspirait-elle autant envie que crainte ?
— Je crois que je vais marcher un peu… Il ajouta « Tu diras le bonjour, là-haut » !
Il s’éloignait déjà. Il se retourna, peut-être plus en signe d’amitié envers Lefevre, que pour la recommandation.
— Préviens Ragonneau que je l’appellerai demain matin. Qu’il cuisine Rurhkampf !
Le vent s’était levé. Des feuilles de platanes virevoltaient et venaient se plaquer sur son veston. Il eut l’impression que les deux policiers qui passaient en vélo sur le pont Notre-Dame allaient s’envoler avec leur cape, comme des chauves-souris.
Chapitre 8
Où Leblanc quitte Paris mais aussi sa bonne humeur.
Avant de gagner la gare de Lyon, Leblanc avait battu le pavé, sans but précis. Les rares passants s’étaient écartés de cette silhouette massive qui semblait foncer dans le noir. Il ne sut pourquoi il s’était retrouvé Place des Vosges, puis boulevard Voltaire. Il avait réalisé alors qu’il était fourbu et en nage. Il avait même pensé sonner chez son ami le docteur Guénel qui habitait le quartier. L’heure l’en avait dissuadé. Il commençait à pleuvoir quand il avait aperçu la tour de l’horloge. Il était presque 4 heures.
Dans le train, il s’était endormi aussitôt, en pensant à Ragonneau aux prises avec son petit juge prétentieux qui devait lui reprocher de n’avoir pas su éviter ce deuxième mort. Son sommeil fut traversé par l’image de Thérèse, agitant son mouchoir au passage des coureurs du Tour de France.
Il était un peu plus de 7 heures quand le commissaire monta dans un taxi et se fit conduire à l’Hôtel du Cygne. Saint-Jacques était silencieux. Il remarqua qu’il n’avait pas plu, car les rues étaient sèches. La boulangerie de la place Saint-Pierre voyait ses premiers clients, en manche de chemise, la baguette sous le bras. Le fleuriste profitait de la fraîche pour arroser ses pots et les aligner sur le trottoir de la Grand Rue. De légères nuées suivaient la Loire à fleur d’eau.
Quel contraste entre la tranquillité de cette petite ville, repliée derrière ses remparts et les deux crimes qui venaient de s’y produire, ne put s’empêcher de penser le commissaire, en passant sous l’enseigne de tôle émaillée du porche de l’hôtel.
Il monta silencieusement le vieil escalier où flottait une odeur de café noir. La porte de la chambre s’ouvrit alors qu’il s’apprêtait à frapper. C’était madame Leblanc, qui avait toujours su déceler le pas de son mari.
— Tu as fait bon voyage ?
Il embrassa sa femme sans répondre. Curieusement, il réalisa qu’il ne ressentait aucune fatigue, alors qu’il n’avait dormi que deux heures dans son compartiment surchauffé.
— Je te fais couler un bain ?
Il se glissa dans l’eau tiède. Madame Leblanc ne chercha pas à contrarier l’humeur sombre qu’elle devinait sur le visage inexpressif de son mari. Elle connaissait bien l’état d’esprit qui était le sien, à ce stade d’une enquête. Elle fit monter du café et des croissants.
— Tu sais, madame Delacoulisse est confuse. Elle souhaiterait s’excuser de son attitude d’hier. Elle ne t’en veut plus du tout. Toute la ville parle maintenant des deux mortes.
— Qu’est-ce qu’on dit ?
— Qu’elle devait avoir un secret et que la police…
— La police ne fait jamais rien, je sais… Et les journaux ?
— Tiens, je t’ai gardé le Journal du Centre.
« Le crime de Saint-Jacques-sur-Loire reste à ce jour un mystère. La victime, bien connue de la population de la ville, ne semblait pas avoir d’ennemi. Sa santé mentale avait conduit sa famille parisienne à la faire interner après la disparition des parents, installés à Chateauneuf, où ils tenaient un commerce de graines. C’est sa sœur, une certaine madame Lacour, domiciliée à Paris, dans le XVIIearrondissement, qui en avait la tutelle. Les voisins ont été interrogés par l’inspecteur Ragonneau du commissariat de Nevers. Certains l’ont été à plusieurs reprises et ne cachent pas leur indignation d’être soupçonnés. On a appris que le célèbre commissaire Leblanc, en retraite dans un département limitrophe, était venu prêter main-forte à son collègue. Mais, selon nos sources, l’enquête piétine encore actuellement, trois jours après ce crime odieux. »
L’article publiait en marge une photo de la défunte. On y voyait Thérèse Petit, en habits du dimanche, marchant d’un large pas dégingandé, à la limite du déséquilibre, derrière un chien jaune qu’elle tenait en laisse. Le cliché donnait l’impression que l’animal traînait la bonne femme contre son gré.
Il faillit s’endormir dans l’eau mousseuse. Après son deuxième café, il fuma sa pipe, à lentes bouffées, tandis que madame Leblanc tournait dans la chambre, surveillant son mari du coin de l’œil. N’y tenant plus, elle risqua :
— Tu as pu joindre Ragonneau, dans la nuit ?
La question le fit sursauter. Il avait presque oublié l’inspecteur de Nevers, qui devait être bousculé par son magistrat pour procéder à une arrestation. Il imaginait le préfet téléphonant au juge Saint Lay pour s’enquérir de l’avancement de l’enquête, mettant en avant l’impatience des journalistes, l’émotion des élus, voire les injonctions venues de haut-lieu. Du coup le magistrat était tombé sur l’inspecteur, exigeant des résultats. Pauvre Ragonneau !
Est-ce parce qu’il n’avait plus cette pression qu’il pouvait réfléchir à son aise ? En réalité, il n’avait jamais cédé aux sollicitations de la hiérarchie. Il avait toujours mené ses enquêtes à son rythme, répondant par un silence poli aux intimations trop pesantes.
— À quelle heure t’a-t-il téléphoné, hier soir ?
— Il n’a pas appelé, il est venu ici, juste après dîner.
L’inspecteur n’avait pas tardé, puisque le crime avait été découvert autour de 6 heures du soir. Peut-être même n’avait-il pas encore procédé aux constatations d’usage ?
— Qu’est-ce qu’il t’a raconté ?
— Qu’il avait un deuxième mort sur les bras et le juge sur le dos. Il a été déçu de ne pas pouvoir te joindre.
On aurait dit une manière de reproche, dans la remarque de madame Leblanc. Il ne sembla pas y prêter attention et lui demanda :
— Pourrais-tu me faire appeler l’Hôpital Psychiatrique ?
Il était toujours dans la baignoire quand son épouse lui tendit le combiné dont elle avait déroulé le fil jusqu’à la salle de bain.
— Allô ? Le standard de l’H.P., j’écoute ?
Une voix de femme, peu aimable.
— Ici le commissaire Leblanc. J’ai besoin de parler au docteur Andreotti.
On le fit patienter. Des déclics se succédaient. On devait tenter de localiser le médecin.
— On me dit qu’il est en vacances, Monsieur le commissaire.
— Dans ce cas, passez-moi le directeur.
Nouvelle attente.
— Allô ?
— Oui, un instant, la ligne est occupée. Ah ! Voilà, c’est libre, je vous passe la secrétaire de monsieur le Directeur.
— Allô ? Que puis-je pour…
— Commissaire Leblanc. J’ai besoin de contacter votre directeur. C’est urgent.
— C’est que monsieur Maisonneuve est en vacances !
— Qui est responsable, en son absence ?
— C’est l’intendant, monsieur Leihorrondo qui assure…
— Eh bien, transmettez-lui que je souhaite lui parler, alors.
Nouvelle attente.
— Ici monsieur Leihorrondo !
Il avait un accent râpeux et chantant.
— Je suis le commissaire Leblanc. J’enquête sur le meurtre d’une de vos valétudinaires, Thérèse Petit. Elle était suivie par le docteur Andreotti, mais celui-ci est en congé, m’a-t-on dit. Il semblerait que le décès ait été annoncé à la famille, à sa sœur précisément, par un agent de votre établissement, dans la soirée du 15 juillet.
— C’est dans les usages, en effet, Commissaire, de prévenir les proches. Mais je ne vois pas…
— J’ai besoin de retrouver cette personne.
— Dia ! Mais c’est un rude travail ? Cela va demander du temps, hé ? Elle était hospitalisée chez Andreotti, dites-vous ?
Leblanc souriait malgré lui, en imaginant ce Méridional qu’il dérangeait, alors qu’il venait sans doute d’arriver dans son bureau pour une calme journée d’été. Pourquoi le voyait-il en costume blanc avec une cravate rouge ?
— Non ! Elle était placée, de sorte que la personne qui a prévenu peut-être un soignant, mais pourquoi pas aussi un agent administratif ?
— C’est qu’il y a du monde, chez nous. Vous savez que nous sommes l’établissement psychiatrique du département ?
— Le 15 juillet était un dimanche, cela réduit l’effectif au personnel de garde ?
— Oh ! Un dimanche, déjà il n’y a pas d’administratif, hé ? Je m’occupe de votre affaire en suivant.
— Je compte sur vous, monsieur Leihorrondo. Vous pouvez me joindre à l’Hôtel du Cygne.
L’eau du bain avait perdu sa mousse. Il appela Lefevre au Quai, mais celui-ci devait être rentré chez lui, après sa nuit. C’est Thorelle qui prit la communication.
— Bonjour, Thorelle, du travail ?
— Moins que vous, Patron ! Lefevre m’a affranchi.
— La Levitansky s’est présentée ?
— Justement, Bonnardier recueille sa déposition.
Bonnardier ? Sans doute un nouveau.
— Elle confirme son emploi du temps d’hier ?
— Elle confirme, Patron.
— Merci, Petit.
Madame Leblanc suivait son mari des yeux. Elle le vit terminer tranquillement sa toilette et il lui sembla qu’une étincelle pétillait dans son regard. Il ne se pressait pas, alors qu’elle avait pensé qu’il se serait hâté de joindre le pauvre Ragonneau. Elle n’osait rien dire, mais avait envie de le bousculer gentiment.
Il sortit chercher du tabac. Il n’était pas 9 heures et on sentait déjà que la journée serait encore chaude, sans un souffle d’air. Chez le buraliste du faubourg, il dut attendre son tour. Devant lui, deux hommes âgés en plaisantaient un troisième, un peu plus jeune, au visage ridé comme une vieille pomme, coiffé d’un béret noir usagé. Il portait des bottes poussiéreuses sur un pantalon de grosse toile bleue.
— Ce s’rait pas toi, par hasard ?
— Qu’ce s’rait moi, que j’te l’dirais point, chenapan !
— Ça m’étonne pas d’toué !
— Pac’que toué, tu me l’dirais sans doute ben ?
— Même qui partag’rait !
Des rires fusaient. Ils se bousculaient en raillant l’homme au béret.
— Et toué, qu’est-ce t’en f’rait, t’as d’jà du bien !
— C’est p’têtre que t’es pas pourvu, toué ?
— Jean, t’étales tes …
Les trois compères prirent conscience de la présence d’un étranger. Le silence se fit, d’un coup. Leblanc demanda son paquet de tabac, le journal et remarqua une affichette derrière le comptoir.
« Le gagnant du gros lot du vendredi 13 ne s’est pas encore manifesté ! »
Le commissaire souriait en sortant du commerce. C’est avec gourmandise qu’il bourra sa pipe avec ce paquet de tabac neuf. La première bouffée le remplit d’aise. Il fit quelques pas jusqu’au pont de fonte et, sans y penser, poursuivit son chemin dans ce qu’il appelait « l’avenue du crime ». Il aurait dû dire « des crimes ».
Il roda vers le terrain de Rurhkampf, sans but précis, semblait-il. Il tourna autour de la menuiserie abandonnée du « marginal », dont il ne se souvenait plus du nom. Il ne trouva pas de sonnette, frappa à une porte en tôle, mais seul un écho métallique lui répondit.
Il traversa la route, dont le goudron commençait à fondre. Il toqua chez « la Marocaine ». Une petite maison coquette aux ouvertures entourées de briques rouges et blanches. Une voiture était garée sur le gravier qui crissait sous les pas. L’habitation semblait silencieuse. Il était amusé à la pensée qu’une « Ritale » était séparée d’une « Marocaine » par un jardinier au nom allemand.
Il sonna à nouveau, avec insistance. Une femme jeune aux longs cheveux noirs et luisants, en robe de chambre fripée cachant mal des formes trop grasses, finit par lui ouvrir avec nonchalance.
— Monsieur ?
Elle avait un accent prononcé et des gestes indolents. Sa coiffure était embrouillée.
— Commissaire Leblanc. Je ne vous réveille pas, madame Fourchambaud ? C’est au sujet des meurtres. Puis-je entrer ?
Il la sentait gênée et elle répandait des odeurs de lit. Il poussa doucement la porte.
— Quand avez-vous vu Thérèse pour la dernière fois ?
Elle ne quittait pas son air ébahi.
— Je ne sais pas, Monsieur…
— Vous étiez au passage du Tour de France, samedi dernier ?
— Oui, avec les enfants.
— Vous n’avez pas aperçu la Thérèse ?
— Non, je n’ai pas fait attention.
— À quelle heure êtes-vous revenue chez vous ?
— Pour midi, à cause des gosses.
— Votre mari n’est pas là ?
— Il fait la route, pour le métier. Il ne rentre qu’en fin de semaine.
— Dans l’après-midi du 15 juillet, entre 4 et 6 heures, vous étiez donc chez vous ?
— Oui.
— Seule ?
Pourquoi Leblanc eut-il l’impression qu’elle regardait derrière elle ?
— J’étais avec les enfants.
— Votre mari n’était pas revenu ?
— Il était à Paris. Un séminaire, au siège de l’entreprise. Il n’est rentré que lundi soir.
— Il est ici, en ce moment ?
— Il est reparti au travail. Il est chez des clients, dans l’Yonne.
— Vous êtes voisine avec monsieur Rurhkampf ?
— Oui.
— Il était au jardin dans l’après-midi de dimanche ?
— J’ai fait la sieste, avec les gosses, je n’ai pas fait attention.
— Je n’entends pas vos enfants, ils sont là aujourd’hui ?
— Ils sont en vacances. J’en ai deux de partis dans la famille, au pays et deux autres chez mes beaux-parents, à Corbigny.
— Quand vous ont-ils quittée ?
— Lundi.
— Vous ne vous ennuyez pas sans eux ?
— Euh ! Non…
— Vous êtes un peu en congés, alors. Vos enfants ailleurs, votre mari loin d’ici.
La Marocaine gardait un air boudeur. Leblanc se dit que l’intelligence ne l’étouffait pas. Il ébaucha un mouvement vers la pièce voisine et il la sentit effarouchée.
— Vous avez une belle vue chez monsieur Rurhkampf. Vous vous entendez bien avec lui ?
— On se rend service…
— Vous ne l’avez pas remarqué dimanche dernier ?
— Non, j’étais avec les enfants, je vous ai dit.
— Et votre voisin d’en face, vous le connaissez ?
— Oui ! Un peu, naturellement.
Elle se reprit.
— Je veux dire, on se croise, forcément.
— Comment s’appelle-t-il ?
— Alain Mercier…
— Je n’arrive pas à le rencontrer. Il est en voyage ?
Pas de réponse. Il sembla au commissaire que le rouge lui venait aux joues. Elle fit mine de ranger quelques vêtements sur le portemanteau du vestibule. Elle resserrait sans cesse son peignoir sur ses formes trop arrondies.
— Vous savez, madame Fourchambaud, j’enquête sur un meurtre. Vos histoires ne me regardent pas. Votre voisin Mercier était peut-être chez vous, dimanche après-midi ?
— …
— Cela pourrait rester entre nous. À moins que vous ne préfériez une convocation à Nevers et un procès-verbal en bonne et due forme, un témoignage au procès…
— …
— Dimanche, vos enfants étaient déjà partis, c’est bien ça ?
— Depuis samedi…
— De sorte que vous étiez libre de recevoir monsieur Mercier ?
— Commissaire, vous n’avez pas le droit !
— Je vous l’ai dit, je cherche le meurtrier de Thérèse et de « la Ritale ». Si ce que je pense est vrai, vous êtes innocentée.
Tout bas, elle confessa, le regard plein de colère.
— C’est vrai.
— Et mercredi après-midi, vous n’étiez pas aux obsèques, pourquoi ?
— Je n’ai jamais trop parlé à Thérèse.
— Vous étiez chez vous ?
— Oui.
— Seule ?
Ses longs cheveux mal coiffés masquaient son regard, quand elle baissa la tête.
— Je vous laisse, madame Fourchambaud.
— Vous me promettez ?
Il répondit par une question, qui dut paraître abracadabrante à la femme au peignoir.
— Vous jouez à la loterie ?
— Non, jamais.
— Et votre ami ?
— Non plus.
Leblanc quitta la cour en faisant crisser le gravier. Il s’amusa à penser qu’il avait dû troubler les ébats de « la Marocaine ». Il faisait terriblement chaud, après la fraîcheur de la petite maison. Il se dirigea vers le pont de fonte, en allumant son fourneau. On le vit hausser les épaules en passant devant le logis où la mort avait frappé deux fois.
Il ne sembla pas apercevoir le salut des de La Vernière, pas plus qu’il ne détourna la tête au « Bonjour commissaire » d’une Germaine prête à engager la conversation.
On ouvrait, à l’Auberge du Cher. Il s’installa à la terrasse ombragée et commanda un demi. Le Patron en manche de chemises, le crayon derrière l’oreille, préparait les tables de déjeuner des habitués. On annonçait de la langue-de-bœuf pour midi.
Il parut encore trop tôt à Leblanc pour appeler Ragonneau, qui devait malmener Rurhkampf.
— On peut téléphoner ?
Il demanda Paris.
— Mademoiselle, je voudrai la P.J.
— Thorelle ? C’est à nouveau moi, oui ! La surveillance des Lacour, ça donne quelque chose ?
— J’avais mis deux collègues sur le coup, Patron. J’ai été bien inspiré. Ils sont sortis vers 8 heures de chez eux et sont allés chacun à leur boutique.
— À pied ?
— Oui. Ils n’ont rencontré personne, mes agents s’en sont assurés. Ils y sont toujours. L’antiquaire s’est juste absenté pour prendre un noir dans un café du boulevard. Il n’a pas téléphoné. Lefevre m’a dit que vous aviez raison, il y a bien eu un appel des Lacour chez Levitansky dans la soirée d’hier.
— Comment était habillée madame Lacour, ce matin ?
— Tailleur gris, talons aiguilles. Beaucoup d’hommes se retournaient sur elle. Elle faisait celle qui ne s’en apercevait pas, mais elle donne l’impression d’une coquette.
— Elle semblait inquiète ?
— Pas du tout. Sûre d’elle, vous saisissez ? On continue, Patron ?
— On ne sait jamais… Mais je serais étonné qu’ils bougent.
En quittant la cabine, Leblanc revoyait la femme Lacour, si fatiguée la veille, déprimée peut-être et ce matin si pimpante. L’aubergiste suivait les mouvements du commissaire et brûlait d’engager la conversation.
— Encore une journée de grosse chaleur, on dirait ? On n’est pas à midi et y’a déjà 30°.
— Vous connaissiez la Thérèse ? demanda poliment Leblanc.
— Elle passait plusieurs fois par jour devant chez nous. Qui aurait imaginé ça ?
Il mimait la demi-folle en gesticulant comme un pantin.
Rentré à l’hôtel, il fit appeler le commissariat de Nevers et le prit dans la chambre. Il bourra une pipe en attendant la communication.
— Le commissariat ? Passez-moi Ragonneau, voulez-vous !
— De la part ?
— Leblanc !
— Tout de suite, Monsieur le commissaire.
On sentait que le planton de service avait reçu des instructions et que son appel était impatiemment attendu.
— Patron ? Ici Ragonneau. Je vous cherche depuis cette nuit !
— Désolé, Vieux. Rurhkampf est chez toi ?
— Depuis 8 heures, Patron, il n’est pas content. Il a pris les choses de haut. J’ai fait noter l’interrogatoire par écrit, mot pour mot. Je vous le livre ?
— Oui ! Vas-y :
« — Je ne comprends pas pourquoi vous m’avez convoqué ! A-t-il tonné en bombant le ventre. »
— Je lui ai rappelé qu’il était le voisin des deux mortes et qu’il était normal qu’on l’interroge. Surtout qu’il n’avait pas d’alibi.
« — Ça ne fait pas de moi un criminel.
— Vous habitez Saint-Jacques, rue du Puits neuf ?
— Vous ne m’avez pas fait venir à N’vers, à mes frais, pour me d’mander mon adresse !
— Vous cultivez un jardin, à côté du domicile de madame Lenoir ?
— Oui, en effet.
— Le terrain est à vous ?
— Je l’ai acheté il y a plus de 20 ans !
— Aviez-vous emprunté pour l’acquérir ?
— Non, Monsieur, ce n’est pas dans mes habitudes de confier mon argent au banquier !
— Vous aviez la somme ?
— Des économies. Petit à petit…
— Que faisiez-vous, quand vous étiez en activité ?
— Je faisais les livraisons, pour la maison Cazenave.
— Votre épouse travaillait aussi ?
— Elles faisaient des ménages, il fallait bien qu’elle apporte son écot !
— Vous avez eu combien d’enfants ?
— Ma femme m’en a fait cinq.
— Ils sont installés dans la région ?
— Tous à Saint-Jacques.
— Vous aviez des revenus modestes ?
— Une vie de travail honnête. On a économisé sou après sou.
— Vous entretenez aussi une parcelle de terre, entre les Lenoir et les de La Vernière.
— J’y fais un peu de luzerne, pour les lapins.
— Il vous appartient, ce terrain ?
— Si on peut dire…
— Qu’entendez-vous par là ?
— Ben, j’assure l’entretien, quoi, y’a rien d’mal ?
— Le propriétaire vous rémunère, pour ce travail ?
— J’vais vous dire. Le propriétaire, c’est moi qui l’ai contacté, y’a bien longtemps. La commune se plaignait que ce terrain était en friche, à l’abandon, quoi. Les ronciers commençaient à envahir. Le propriétaire, c’est une femme, une Parisienne de la haute. Ne m’demandez pas pourquoi elle possède ce morceau, elle n’y est jamais venue, du reste. Je lui ai proposé de me charger de maintenir propre, d’y faire quelques cultures pour occuper la terre. Moyennement quoi, je ne lui devrais aucun loyer.
— Mais il n’y a pas que vous, à cultiver cette parcelle. Germaine Champvoux y fait des choux, du maïs. Et puis il y a un potager, dans le fond…
— À mon âge, c’est bien trop grand…
— Et les autres, ils vous versent un loyer ?
— On n’a rien sans rien, non ? Mais, inspecteur, pourquoi vous me tracassez avec ça ?
— C’est honnête, vous pensez ?
— Chacun y trouve son compte, c’est pas le principal ?
— Cela dénote quand même d’un certain intéressement, avouez-le. Sous-louer est puni par la loi… »
— Là, il a pris la mouche, Patron. J’ai cru qu’il allait me sauter dessus. Il est devenu rouge, levait la main comme pour me talocher et pointait de vilaines dents jaunes !
— Madame Rurhkampf était présente ? questionna le commissaire.
— Elle est restée dans la salle d’attente, son sac sur les genoux, immobile, le visage résolu. Elle y est toujours et ne marque aucun signe d’impatience.
— Continue, Vieux. Qu’est-ce qu’il a répondu ?
— Il a fait l’outragé.
« — Vous savez, inspecteur, je vais vous dire une bonne chose. Je ne suis pas riche, mais j’ai ma conscience, je n’ai rien volé à personne.
— Revenons au crime de dimanche, monsieur Rurhkampf.
— Je croyais être là pour ça, c’est l’cas d’dire…
— Au moment du premier meurtre, vous étiez au jardin, vous le confirmez ?
— J’y étais, comme tous les jours.
— En dehors de votre femme, quelqu’un peut en témoigner ?
— …
— Vous auriez donc pu, matériellement, aller chez votre voisine et la tuer ?
— Mais je ne l’ai pas fait. Et pourquoi, d’ailleurs ?
— Vous ne cachiez pas vos sentiments vis-à-vis d’elle, vous la méprisiez…
— C’était un parasite pour la société, c’est l’cas d’dire.
— On m’a rapporté, dans votre quartier, que vous ne lui adressiez jamais la parole.
— Elle racontait que des bêtises. Elle colportait toutes sortes de mensonges sur Pierre et Paul. Mieux vaut ne pas donner matière.
— Pourtant, dimanche midi, peu avant sa mort, on vous a vu, en grande conversation avec elle, au pont.
— …
— Vous pouvez m’expliquer ?
— Des ragots !
— Inutile de nier, plusieurs témoins le confirment.
— Y’avait du bruit, de l’agitation, c’était le passage du Tour. On aura cru qu’elle s’adressait à moi.
— Ceux qui vous ont vu avec elle, assurent que vous étiez comme des amis.
— Si c’est pas honteux d’entendre ça ! »
Leblanc interrompit le récit détaillé de son collègue. Il fumait à petites bouffées devant la fenêtre ouverte. Les bruits familiers s’étaient tus. Midi sonnait à l’église. Venant de la cour de l’hôtel, on percevait des bruits de casseroles remuées On devait être en pleine préparation du déjeuner dans les cuisines. Est-ce pour cela que Leblanc imaginait la langue-de-bœuf, servie dans les assiettes des habitués de l’Auberge du Cher ?
— Tu l’as bien amené à mentir, Vieux, du beau travail !
— Il est coriace, Patron. Il m’a pris de haut, avec sa grande carcasse, son ton tantôt patelin, tantôt tracassier ! J’ai tourné le couteau dans la plaie !
« — De quoi parliez-vous ensemble ?
— Je ne lui ai pas causé !
— Inutile de nier, on vous a vu !
— Ça ne prend pas, avec moi !
— Plusieurs personnes vous ont remarqué, monsieur Rurhkampf.
— Y’avait de la boisson, avec la fête du Tour, alors...
— On peut vous confronter…
— J’voudrais bien savoir avec qui ! »
— À ce moment-là, j’ai fait celui qui quittait le bureau, Patron. J’ai ouvert sur le couloir pour héler un collègue. J’ai parlé tout bas, comme pour donner une consigne. En revenant, il était un peu plus pâle.
« — J’ai fait appeler les personnes qui vous ont formellement reconnu, à comploter avec la Thérèse ! Ils seront là tout à l’heure.
— J’voudrais bien voir ça !
— Monsieur Rurhkampf, suivez-moi bien ! Vous n’avez aucun alibi pour l’heure du crime et on vous a vu en grande discussion avec la victime quelques heures avant. Il n’en faudra pas plus au juge…
— Fadaises !
— Je ne sais de quoi vous causiez avec Thérèse. Mais, vu vos rapports habituels, on peut s’étonner, non ?
— Des sornettes !
— Un marché entre vous qui tourne mal ?
— Vous avez trop d’imagination pour moi !
— Il n’empêche. Vous ne lui parlez jamais. Vous vous en vantez assez. Et là, on vous voit faire ami-ami !
— On est en plein roman policier, si vous voulez aller par là !
— Revenons à mercredi. Vous n’avez pas d’alibi non plus.
— J’étais à l’enterrement, avec la bourgeoise !
— Ensuite, qu’avez-vous fait ?
— J’suis allé au jardin.
— Il était quelle heure ?
— J’ai pas noté l’heure.
— Moi, si ! La cérémonie était terminée à 4 heures.
— Si vous le dites !
— Vous étiez donc au jardin peu après 4 heures.
— Le temps de descendre du cimetière.
— Et vous êtes rentrés rue du Puits neuf à quelle heure ?
— Entre 6 et 7 heures. J’ai arrosé, si vous voulez le savoir, avant de remonter prendre la soupe.
— De sorte que vous étiez sur les lieux au moment où on a assassiné la vieille…
— J’arrosais, je vous dis !
— Quelqu’un peut en témoigner ?
— C’est à vous de voir…
— Vous n’avez rien remarqué, à côté ?
— Je ne m’occupe que de mes affaires.
— Laissez-moi vous dire l’histoire. Vous supprimez Thérèse, pour un motif sans doute important pour vous, motif qui tient à votre conversation au pont. « La Ritale » est témoin. Vous la terrorisez, mais elle devient dangereuse, alors vous la tuez aussi. »
La chaleur avait encore monté. On entendait seulement un bourdonnement d’insecte qui tournait dans la chambre. Leblanc transpirait à grosses gouttes. Sa chemise collait désagréablement à sa peau.
— Tu le penses vraiment coupable, Vieux ?
— Il est sûr de lui, Patron, mais il n’a aucun alibi.
— Pas plus qu’il n’a de mobile.
— Il est toujours chez toi ?
— Je l’ai mis au frais, sous la garde d’un agent. Il est colère.
— Tant mieux, mais ce n’est pas le genre à craquer rapidement, « c’est l’cas d’dire » !
— Vous pensez me rejoindre à Nevers, Patron ?
— Pas tout de suite.
— J’en fais quoi, du Rurhkampf ?
— Garde-le, à mijoter à feux doux.
— Et sa femme ? Je ne peux pas la maintenir à poireauter dans la salle d’attente ?
— Laisse-la où elle est ! Si elle sait quelque chose, elle bougera, à force ! Je te rappelle tout à l’heure.
Il posa le récepteur. Il se prit à sourire en pensant à Ragonneau. Il ne se débrouillait pas si mal. Il avait dû préparer son interrogatoire, en espérant ne pas décevoir son ancien Patron.
Chapitre 9
Où Leblanc a toujours chaud, mais a aussi une idée et un peu de chance.
— Pourquoi souris-tu ? demanda à mi-voix madame Leblanc.
Il ne sut que répondre.
— On va déjeuner ? Finit-il par proposer.
Madame Delacoulisse les accueillit à la salle à manger avec des airs contrits. Elle s’empressa autour d’eux, le rouge aux joues. N’était-elle pas soucieuse de faire oublier son attitude de la veille envers le commissaire ?
Leblanc restait sourd à ses attentions. Il affichait un vague sourire, qui eut pu passer pour ironique si son épouse n’avait pas jeté des airs entendus à la Patronne de l’hôtel, comme pour lui signifier que tout allait bien.
Dans la vaste salle, le commissaire apprécia la différence de température, par contraste avec la chambre surchauffée. Il commanda l’apéritif, un whisky, au grand étonnement de sa femme. Une première gorgée en bouche, il demanda à téléphoner.
— Allô ? L’H.P. ?
À nouveau la standardiste grincheuse du matin.
— Passez-moi monsieur Leihorrondo.
— De la part de qui ?
L’employée revêche profitait de son pouvoir occulte pour maltraiter son interlocuteur. Le commissaire était persuadé qu’elle avait reconnu sa voix, par ce pouvoir qu’acquièrent, avec le temps, les téléphonistes.
Finalement, après quelques borborygmes dans l’appareil, que Leblanc attribua à des fausses manœuvres volontaires, il eut enfin son correspondant.
— Monsieur le directeur, avez-vous pu faire votre enquête ?
— Nous avons interrogé l’ensemble du personnel de service ce dimanche-là. Il semble que personne n’ait pris l’initiative de prévenir la famille.
— Vous en êtes certain ?
— Il ne reste qu’une employée à appeler. Mais elle travaille aux cuisines. Il est peu vraisemblable que…
— Une précision, encore. Au sein de l’équipe de garde, la nouvelle du meurtre était-elle déjà connue ?
— Justement non, Monsieur le commissaire !
— Je vous remercie.
Il revint à table, la pipe serrée entre ses dents. Elle s’était éteinte et il ne paraissait pas s’en être aperçu.
— Madame Delacoulisse nous propose des œufs en meurette, qu’en penses-tu ?
Leblanc ne sembla pas entendre la question de sa femme. C’est plusieurs minutes plus tard qu’il l’interrogea.
— Tu n’as pas faim, toi ?
Ils prirent les œufs en meurette et un vin de pays que madame Delacoulisse vint leur servir elle-même. Elle portait un corsage à fleurs qui grossissait encore sa forte poitrine. Une fine sueur soulignait sa lèvre supérieure.
— C’est une spécialité de la maison, chuchota madame Leblanc qui voulait insister auprès de son mari sur les efforts de la directrice pour reconquérir sa sympathie.
— Comment ?
Ils poursuivirent leur déjeuner en silence, sous l’œil inquiet de la Patronne. Des bruits de fourchettes et de conversations remplissaient la salle d’un brouhaha continu qui s’accentuait par vagues régulières.
Le commissaire quitta la table en grommelant une phrase inintelligible. Il n’avait pris ni dessert ni café. On le vit pénétrer au tabac du faubourg. Il en ressortit un quart d’heure plus tard, en s’épongeant le front. Il s’engouffra précipitamment sous l’enseigne du cygne. Sa femme l’aperçut passer en coup de vent, ses larges épaules en avant.
Il semblait insensible à la chaleur étouffante, en s’enfermant dans la cabine téléphonique, la main sur sa pipe.
— Allô ? Ragonneau ? Ici Leblanc !
Le commissaire perçut un soulagement dans le ton de l’inspecteur.
— Ah ! Patron ! Je suis bien content de vous avoir. Saint-Lay m’appelle toutes les heures pour savoir si j’inculpe Rurhkampf. Il a déjà signé le mandat et sollicite mon agrément. Il a voulu interroger lui-même son suspect numéro 1.
— Il en a tiré quelque chose de plus ?
— Non ! Il lui criait dessus pour avoir un aveu…
— Que notre jardinier n’a pas craché, je suppose ?
— Non ! Il s’entête à dire qu’il n’y est pour rien, qu’il est honnête, etc. Qu’est-ce que je fais, à votre avis ?
— Tu vas lui faire signer, à ton juge, un mandat aux noms des époux Lacour…
— Les Lacour ? Mais ? Vous avez des preuves ? Il ne va pas accepter, il est persuadé que c’est Rurhkampf qui a tué les deux femmes. Vous avez du nouveau, chef ?
— J’ai mon idée. Dis à ton magistrat – comment se nomme-t-il déjà ? Ah ! Oui, Saint-Lay – que des éléments récents te conduisent à lui demander de signer le mandat. Et puis, si « Modeste » n’est pas convaincu, rappelle-lui qu’ils n’ont pas répondu à ta convocation !
— Mais ! Ils sont à Paris…
— Je téléphone à Lefevre pour qu’il les mette dans le premier train pour Nevers, sous bonne garde. Toi, tu lui envoies le mandat par télex. Tu les réceptionneras à la gare ?
— Et Rurhkampf, je le lâche ?
— Surtout pas ! Tu le gardes, tu fais entrer sa femme, tu leur procures des sandwichs et des boissons. Tu as bien une pièce pour ça ? Tu adoucis l’ambiance, quoi !
— Il va gueuler, le bonhomme, il connaît ses droits. Il va me ressortir le coup du bon citoyen qui paye ses impôts, reçoit une retraite de misère après une vie de travail, et patati et patata…
— Dis-lui seulement qu’il est nécessaire de le confronter à deux témoins. Est-ce que tu as pu localiser la fille Lenoir ?
— Oui, Patron, je l’oubliais, celle-là. Elle fait du camping avec sa famille près de Lohuec, un paisible village des Côtes-du-Nord. Elle n’a pas bougé de cette région depuis son arrivée le 9 juillet. On a le témoignage du café-alimentation du bourg où elle se ravitaille tous les jours. Elle n’est pas dans le coup, Patron ! Elle a été catastrophée par ces nouvelles. Là-bas on ne reçoit que le « Ouest-France », un journal qui ne rapporte les faits divers de la Nièvre.
Il ajouta, essoufflé par sa tirade.
— On l’attend demain après-midi à Nevers.
Ragonneau ne comprit pas pourquoi Leblanc lui demanda d’un ton goguenard.
— Ils font la Loterie, dans ce commerce ?
— Je ne sais pas, Patron, pourquoi ?
— Pour rien, Vieux, une obsession, aujourd’hui. À propos, j’ai revu les voisins de Rurhkampf. Tu te souviens ? Le type qui vit dans la menuiserie désaffectée et « la Marocaine », juste à côté du jardinier. Ils sont hors d’affaire, ils ont d’autres préoccupations, moins dangereuses, encore que…
— Vous comptez venir à Nevers ?
— Rappelle-moi dès que tu as l’heure d’arrivée des Lacour. Je t’y rejoindrai.
— Je vous envoie une voiture ?
— Pas la peine, Vieux.
À son ton, on sentait un Ragonneau déboussolé par la tournure imprévue que prenait l’affaire. Il devait se tourmenter, pour savoir comment Leblanc était parvenu à cette décision brutale et inattendue. Le commissaire sourit en l’imaginant se torturer la moustache, avant d’aller tout seul affronter son juge.
Dans un élan de sympathie pour son jeune collègue, il raccrocha sur un chaleureux « À tout à l’heure, Vieux ! »
Dans la cabine surchauffée, on devinait la silhouette massive du commissaire noyée dans une opaque fumée. La salle s’était vidée progressivement de ses convives et madame Leblanc demeurait seule devant sa part de gâteau dont elle prolongeait la dégustation pour rester à table plus longtemps. Constance avait débarrassé les couverts et commençait à passer le balai.
On devinait une intense activité dans le cagibi du téléphone. Le commissaire appelait maintenant le Quai des Orfèvres. On lui passa rapidement Lefevre, à qui il donna ses instructions concernant les Lacour.
— Ils sont toujours dans leurs boutiques, Patron. Lui ne s’est pas absenté depuis son petit noir au Café des Batignolles. Quant à elle, depuis qu’elle a ouvert les « Dessous chics », on ne l’a pas vue ressortir.
— Elle a fermé pour midi ?
— Oui, elle a retourné sa petite affichette à midi pile. C’est marqué « Réouverture 15 heures ».
— Dis-moi, Petit, la boutique fait le coin avec l’avenue Rachel. On a vérifié qu’il n’y a pas d’issue de ce côté-là ?
— Pas de risque, Patron, on a contrôlé. Lefevre, d’une voix plus forte, réclamait l’annuaire des Chemins de fer. Leblanc devinait la porte de sonbureau, ouvert sur celui des inspecteurs. Il perçut le bruit caractéristique de ces gros annuaires, dont on tournait rapidement les pages fines.
— Il y a un train à 4 heures. Ils seront chez vous à 5 heures 57.
— La surveillance téléphonique ?
— Je transmets à Nevers dès que j’ai les renseignements.
— Merci, Lefevre.
Il sortit enfin de son recoin, la pipe serrée entre les mâchoires.
— Je t’ai commandé un café, mais il est froid ! regretta madame Leblanc.
Déjà madame Delacoulisse qui devait guetter le retour du commissaire, lui apporta une nouvelle tasse. C’est d’un air apaisé qu’il proposa à sa femme.
— On va faire un tour en ville ?
Il était 3 heures quand ils sortirent, bras dessus bras dessous, dans une rue du général Auger rendue silencieuse par la torpeur de cet après-midi caniculaire. On vit le couple traverser le pont de pierre sous un soleil de plomb et s’engager dans la venelle sombre du bas de la ville.
Leblanc se laissait conduire. Ils montèrent par la Grande Rue. La sieste avait endormi les commerces, qui étaient encore fermés. En était-il de même Boulevard de Clichy et rue Lécluse ? Le commissaire se le demanda, en pénétrant sous l’arche sculptée du passage de la Madeleine, face à la Quincaillerie qui lui fit penser à un grand magasin parisien. Lefevre avait-il réussi à mettre la main sur le couple Lacour ?
Ils quittèrent l’ombre bienfaisante des vieux murs pour les remparts, où ils s’installèrent sur un banc qui dominait les toits de tuiles et « le val », comme disait Rurhkampf.
Le commissaire bourra lentement une pipe. Sa femme l’épiait du coin de l’œil, à la fois fière de lui faire visiter la ville et inquiète d’ignorer ce que mijotait son mari en silence. Il donnait l’impression de somnoler. De fines volutes de fumée bleue montaient tout droit de son fourneau.
— On continue ? proposa-t-il d’un air détaché.
— Si on essayait un autre chemin, pour revenir ?
L’ancien commissaire ne s’en arrêta pas moins sans hésiter devant les transports Martin, rue des Écoles, comme si son trajet était prémédité.
— Il y a un autocar, ce soir, pour Nevers ?
L’employé en blouse grise lui indiqua qu’il y en avait un à 6 heures 30, tous les soirs de la semaine. C’était un homme long et maigre, entre deux âges, un mégot éteint collé aux lèvres. Il semblait faire partie des murs.
Ne serait-il pas « sur place » un peu après 7 heures ?
Madame Leblanc eut envie d’un rafraichissement et ils s’arrêtèrent rue Sainte-Anne où l’aubergiste avait installé deux tables de fer sur le trottoir. Ils contemplaient la place du Marché. Sous les arbres, des gamins en culotte courte jouaient au ballon malgré la chaleur. La ville restait engourdie, terrassée par les fortes températures et l’absence totale de vent. Les touristes avaient dû se réfugier au bord de l’eau et les gens de Saint-Jacques demeuraient à l’abri de la pierre.
Ils flânèrent, comme l’auraient fait des vacanciers de passage, pour rentrer au faubourg.
— Ne m’attends pas pour dîner ce soir…
Leblanc se changea et embrassa sa femme.
— N’oublie pas ton veston, tu pourrais attraper froid dans l’autobus.
Une dizaine de voyageurs étaient installés avec lui, dans des sièges de faux cuir rouge. Il y avait là des habitués de la ligne, ouvriers qui revenaient de la scierie, infirmières en tenue blanche qui papotaient en riant. Leblanc, bercé par le ronron du moteur, profitait du spectacle de la Loire, étincelante du soleil de fin d’après-midi. Il se prit à fredonner à nouveau en lui-même « Nationale 7 » et s’endormit sans penser à la nuit difficile qui l’attendait.
Il emprunta un taxi pour se faire conduire rue Marceau où siégeait le commissariat.
Ragonneau le guettait, impatient et fébrile. Il bégayait en accueillant son sauveur.
— Ils… ils sont là de... depuis une heure.
— Tu as commencé à les interroger ?
— Non, j’ai préféré vous… vous attendre.
— Ton juge fiévreux, tu en as fait quoi, Vieux ?
— Il m’a demandé de conclure au plus vite. Euh… il est à un pince-fesse avec le préfet et… et il m’a dit qu’il appellerait dans la soirée…
— Eh Bien ! On a un peu de temps devant nous, alors ! commenta le commissaire en frappant sa pipe sur son talon pour la vider. Le couple Rurhkampf ne te fait pas trop de misère ?
— Ils se sont radoucis depuis que je leur ai fait porter de la nourriture et des boissons. C’est elle qui paraît la plus remontée, Patron !
— C’est l’cas d’dire ! lança Leblanc, roulant ostensiblement les « r » et semblant beaucoup s’amuser de la situation.
Ragonneau le présenta aux quelques collègues de la maison, impressionnés par la présence du si célèbre commissaire.
— On va dans ton bureau ?
L’inspecteur avait fait porter de la bière, car il faisait horriblement chaud dans les locaux.
— Installez-vous dans mon mon fauteuil, Patron, je vais prendre les notes de l’interrogatoire.
On le sentait soulagé de n’avoir plus à tenir le premier rôle.
— Si tu veux bien, on va commencer par questionner la femme, seule. Laisse le mari à l’écart, dans une pièce, sous bonne garde. Et arrange-toi pour qu’elle ne croise pas les Rurhkampf !
La madame Lacour que Ragonneau fit entrer était très différente de celle qu’avait vue le commissaire la nuit dernière.
Toute trace de fatigue avait disparu de sa physionomie. Elle était très élégante, Leblanc comprit pourquoi son tailleur gris faisait se retourner les passants. Son fin visage était maquillé sans excès. Elle était perchée sur des talons aiguilles rouges, ce qui apportait une certaine note de vulgarité à cette femme bien mise. Ce sentiment était accentué par les bijoux voyants qu’elle portait, ainsi que par son chignon trop apprêté. On aurait dit qu’elle sortait d’un salon de beauté, plutôt que d’un compartiment poisseux de deuxième classe. À son menton un peu trop volontaire, on devinait chez elle un fort tempérament. Quel contraste avec le mari falot, pensa immédiatement Leblanc.
Sans attendre d’être interrogée, elle attaqua.
— Je veux croire que vous allez m’expliquer cette mascarade ?
Elle négligeait à dessein la présence de Ragonneau et augurait du rôle prépondérant de Leblanc.
Celui-ci lui montra une chaise inconfortable devant le bureau.
— Asseyez-vous, madame Lacour. Lui dit-il sans répondre.
— J’aimerais avoir des explications ! J’ignore toujours pourquoi vous me faites kidnapper par vos hommes pour me conduire dans ce commissariat de province !
Le dédain lui donnait une vilaine bouche. Le commissaire restait silencieux et lourd, le regard fixe. Il prit tout son temps pour bourrer une nouvelle pipe, l’allumer avec une lenteur ostensible avant de répondre.
— Mais vous allez le savoir, Madame ! Depuis que nous nous sommes vus la nuit dernière, vous n’ignorez pas que j’enquête sur deux meurtres qui vous touchent de près.
— Je vous ai déjà dit que ma sœur n’était rien pour moi !
— Vous lui rendiez tout de même une visite chaque année. Pourquoi ?
— Par pitié, peut-être ?
— Vous veniez en voiture ?
— Oui.
— Que faisiez-vous avec elle, durant ces rencontres ?
— Elle me racontait ses sornettes, sur le voisinage.
— C’est vous qui aviez la tutelle, n’est-ce pas ? De sorte que c’est vous qui assuriez sa petite comptabilité ?
— Vous savez, il n’y avait pas grand-chose à contrôler. Elle touchait une si faible pension…
— Ces visites annuelles étaient l’occasion de vérifier ?
— Vérifier quoi ? Elle était nourrie, logée, blanchie…
— Elle avait un peu d’argent de poche ?
— Oui, c’est moi qui lui faisais verser une petite somme, chaque mois, par la Caisse d’Épargne.
— Je suppose qu’elle n’avait pas de carnet de chèques ?
Elle montra des signes d’impatience, qu’elle avait réussi à contenir en début d’entretien.
— Vous ne m’avez pas amenée ici de force pour me parler des revenus dérisoires de ma sœur ?
— Vous ne m’avez pas répondu. Disposait-elle d’un carnet de chèques ?
— Bien sûr que non, elle aurait été incapable de s’en servir.
— C’est donc vous qui teniez ses comptes ?
— J’avais la signature, en tant que tutrice. Vous ne me soupçonnez pas de lui avoir soutiré de l’argent, tout de même. Vous n’êtes pas sérieux, monsieur Leblanc !
Elle n’était pas à l’aise, sur sa petite chaise et ne savait où le commissaire voulait en venir.
— Deux meurtres, c’est du sérieux, non ?
— Je ne vois pas le rapport avec ses revenus. Vous n’imaginez pas qu’avec sa pension d’invalide, elle aurait pu accumuler un magot ?
— Nous sommes d’accord, madame Lacour, pour confirmer que c’est vous seule qui aviez la gestion de ses ressources, si faibles soient-elles ?
Nouveau geste d’impatience, pincement de lèvres.
— C’est le rôle d’une tutelle, non ?
— Lors de vos courts voyages à Saint-Jacques, vous sortiez un peu Thérèse ?
— Je l’emmenais faire quelques courses, lui acheter des vêtements neufs. Je ne supportais pas de la voir attifée comme un Carnaval !
— Lors du décès de votre sœur, dimanche dernier, vous étiez à Paris, m’avez-vous dit.
— Oui !
— Vous prétendez avoir été prévenue, en fin d’après-midi, par l’Hôpital Psychiatrique de Saint-Jacques ?
— Oui, en effet.
— J’ai fait mon enquête dans cet établissement. Il semble établi que personne ne vous a téléphoné ce soir-là.
— C’était peut-être lundi matin, alors…
— Lundi non plus ! bluffa Leblanc.
— Comment avez-vous appris la mort de votre sœur, madame Lacour ?
— Je vous l’ai dit, par l’hôpital !
— Sauf que personne ne l’a fait.
— Dans les hôpitaux, vous savez, il y a beaucoup de monde et vous connaissez comme moi le manque d’organisation de ces établissements…
— Votre époux était présent, lors de ce prétendu coup de téléphone ?
— Je ne m’en souviens plus.
— Votre mari, lui, affirme que c’est par télégramme que vous avez été prévenue. Vous étiez dimanche après-midi à Enghien, avec lui, c’est exact ? À quelle heure êtes-vous rentrée ?
— En fin de journée, je ne sais plus l’heure précisément.
— Votre mari est revenu avec vous… on lui demandera ?
— Je suis rentrée avant lui. Il aime prendre quelques verres, après les courses, avec des éleveurs, des gens du milieu hippique, que je n’apprécie pas.
— Vous avez déclaré, lors de notre premier entretien que vous étiez rentrés pour le dîner tous les deux. Maintenant, vous prétendez être rentrée avant lui. Quelle version maintenez-vous ?
— Nous étions ensemble à l’heure du dîner, mais je suis rentrée la première.
— De sorte qu’aucun témoin ne peut confirmer ce prétendu coup de téléphone.
Leblanc se faisait pesant. Il prenait tout son temps et ne montrait aucun signe d’agacement. Il avait déposé son paquet de tabac et ses allumettes sur le bureau et fumait sans discontinuer. Ragonneau, installé à une petite table basse notait la conversation et adressait de temps à autre un geste d’intelligence au commissaire.
— Je suppose qu’au champ de courses, des témoins vous y ont vu ?
— Je suppose.
— Vous avez des noms, pour qu’on vérifie ?
— Demandez à Charles-Henry, je ne connais pas les noms, dans le milieu du cheval, c’est lui qui…
— Si je comprends bien, à part votre mari, personne ne peut confirmer ?
— …
— À Enghien, vous y êtes allée en voiture ?
— Oui.
— Et comment êtes-vous revenue ?
— En voiture aussi, naturellement.
— Et monsieur Lacour, comment est-il rentré ?
— Je suppose qu’un ami l’a ramené…
Leblanc fit signe à Ragonneau de le retrouver dans le couloir.
— Demande à un de tes inspecteurs d’interroger Lacour sur son emploi du temps précis de dimanche. Quand est-il rentré, avec qui et par quel moyen. Tu saisis, Vieux ?
Le commissaire reprit place derrière le bureau et resta silencieux. Il eut le sentiment qu’Henriette Lacour le défiait, sagement assise sur le bout de sa chaise, ne montrant aucune émotion.
— Vous avez reçu deux télégrammes. Vous ne le niez pas ?
— Non.
— L’un d’eux vous demandait de vous mettre en rapport avec le commissariat de Nevers, « pour une affaire grave ». Pourquoi n’avez-vous pas pris contact ?
— J’ai pensé que Thérèse avait fait une bêtise, mais de là à imaginer un crime…
— C’était facile à vérifier, non ? Que craigniez-vous ?
— Rien.
— C’est difficile à croire, non ? N’importe qui aurait appelé. Vous, non !
— Je vous ai déjà dit que nous n’étions pas liées.
— Au point de ne pas venir à ses obsèques ?
— …
— Le deuxième télégramme, mardi, c’était une convocation. Vous ne vous êtes pas manifestée non plus.
— Comme j’avais appris le décès de ma sœur…
— Par ce fameux appel téléphonique qui n’existe pas ? Vous mentez, madame Lacour !
Elle marqua le coup. Un léger frémissement de ses lèvres.
— Je peux fumer ?
Leblanc ouvrit les tiroirs de Ragonneau, mais ne trouva pas de cigarettes. Il poussa la porte de communication. Deux inspecteurs tapaient à la machine dans une atmosphère bleutée.
— L’un d’entre vous fume-t-il des blondes ?
Il poussa vers elle le paquet et des allumettes.
— Quand avez-vous contacté les pompes funèbres de Saint-Jacques ?
— Le lundi.
— Vous avez dit à monsieur Portault que vous régleriez les frais d’enterrement le jour des obsèques. Vous aviez donc l’intention de venir à la cérémonie ?
— Je ne savais pas encore. Je pensais que oui.
— Et qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?
— Thérèse n’était rien pour moi…
— Vous ne répondez pas à ma question, madame Lacour. Vous n’avez pas d’alibi pour le jour du meurtre de votre sœur, vous ne répondez pas aux télégrammes, vous ne venez pas aux obsèques. Vous ne trouvez pas que c’est beaucoup ?
Leblanc s’était levé et, penché au-dessus du bureau, se faisait menaçant.
— Quel intérêt aurais-je eu de tuer ma sœur, selon vous ? répondit-elle avec un sourire moqueur.
— Qu’avez-vous fait mercredi, le jour des obsèques ?
— J’ai passé la journée avec une amie.
— Madame Levitansky ?
— En effet.
— On a vu votre voiture rue Lécluse, ce matin-là. D’habitude, vous venez à pied…
— C’était plus commode pour aller jusqu’au pont de Neuilly.
— Et vous vous êtes promenée l’après-midi au Bois de Boulogne avec elle.
— Elle vous le confirmera !
— Elle le confirme. Avouez que c’est inhabituel de se promener au bois au moment où sa sœur est enterrée…
Pincement de lèvres.
— Selon vous, pourquoi a-t-on assassiné Thérèse ?
— C’est à vous de l’établir, pas à moi.
— Elle vous a téléphoné le jour du 14 juillet, chez vous. Qu’avait-elle à vous dire ?
— Rien de spécial. Des banalités. Vous savez, Thérèse était velléitaire. Quand une idée la prenait…
— Cela lui arrivait souvent de vous appeler ainsi ?
— Non.
— La communication a duré plus de 12 minutes, nous avons vérifié. On peut en dire des choses, en 12 minutes.
Haussement d’épaules.
Leblanc poussa son avantage.
— Sa conversation vous a sans doute intéressée ?
— Vous avez de l’imagination, Commissaire.
— Votre commerce de lingerie marche bien ?
— Comme ci comme ça.
— Celui de votre mari n’est guère plus florissant ? Il y a quelques années, des irrégularités lui ont valu une enquête de police.
— Une vieille affaire, qui n’a pas eu de suite.
— Votre époux a beaucoup dépensé aux courses ?
— C’est sa passion.
— Une passion qui est venue à bout de son héritage paternel…
— Je ne vois pas le lien avec ma sœur. Elle n’avait pas le sou, la pauvre.
— Il n’empêche que vous êtes dans une fâcheuse situation financière.
— Vous n’avez rien contre moi, monsieur Leblanc.
Le commissaire abandonna madame Lacour et rejoignit Ragonneau dans un autre bureau.
— Tu as une minute ?
Charles-Henry portait une veste rouge sur un pantalon blanc. Il grillait ses habituelles cigarettes égyptiennes, montées sur son fume-cigarette d’ambre. Il se balançait avec nonchalance sur sa chaise. Ils le laissèrent seul.
— Alors, Patron ?
— Elle ment effrontément. Il nous faudra du temps.
— Vous pensez que c’est elle ?
— Je ne pense jamais, Vieux, j’essaye de comprendre. Que dit Lacour ?
— Il confirme, évidemment, être rentré plus tard que sa femme dimanche. Il a assisté à plusieurs courses de trot, puis a vidé quelques verres à « La Rotonde » avec des turfistes. Un ami l’aurait ramené, un certain Raymond Ginouvesse. C’est un parieur professionnel. J’ai demandé qu’on vérifie, mais je suis sûr qu’il confirmera.
Leblanc, sans rien répondre entrebâilla la porte de la pièce où Lacour continuait à se balancer.
— Monsieur Lacour, vous étiez chez vous le 14 juillet ?
— Oui, je crois.
— Vous étiez donc présent quand Thérèse a appelé sa sœur ?
— Ah non ! J’ai pris l’apéritif dans un bar du quartier. Henriette m’en a parlé en rentrant.
— Bien entendu, vous n’avez aucune idée de ce qu’elles se sont dit ?
— Des futilités, m’a assuré ma femme. Vous savez, Thérèse n’avait pas beaucoup de conversation.
Il tordait la bouche, en conservant son fume-cigarette entre ses dents. Leblanc était certain que non seulement il mentait, mais qu’en plus il se payait sa tête.
— Vous allez nous garder longtemps, commissaire Leblanc ? Je me demande ce que je fais là !
— Je cherche le meurtrier de deux femmes.
Il referma doucement la porte. Il restait calme et massif.
— Dis, Vieux, tu connais une brasserie dans le quartier ?
— Il y a un petit troquet au coin de la rue, en face du parc. Ils font de l’andouillette grillée !
— Va pour l’andouillette ! On va faire une pause.
— Les Rurhkampf, on les garde ?
— On s’occupera de Rurhkampf en rentrant. On garde tout le monde. On a toute la nuit !
Chapitre 10
Où Leblanc tire les ficelles avec délice et malice.
Les deux policiers remontèrent l’avenue Marceau jusqu’au carrefour. La nuit était tombée, la circulation se faisait plus rare. La grosse chaleur avait laissé place à une tiédeur confortable. On pouvait rester en bras de chemise, sans avoir ni froid ni chaud. Pourquoi Leblanc pensa-t-il à ses soirées d’enfance, pendant les vacances d’été ? L’odeur des grands arbres du parc ? La proximité de l’Allier, où il avait vécu étant petit ?
Ils s’assirent sous le velum rouge où on avait installé quelques tables à même le trottoir. Il y avait là des couples sans enfant qui n’étaient pas en vacances et qui s’offraient une soirée de détente. Les bambins étaient sans doute chez les grands-parents ?
— Tu m’as dit que tu allais te marier ?
— Oui, Patron, en septembre.
— Elle est du coin, ta promise ?
— C’est drôle, elle est d’un hameau tout près de Saint-Jacques !
Le commissaire commanda un whisky.
— Et toi, Vieux ?
— La même chose que vous.
On leur servit une excellente andouillette grillée, qu’ils arrosèrent d’un verre de sancerre rouge bien frais. Ils mangèrent en silence. On entendit le tonnerre, au loin. Une bourrasque envola la serviette de Leblanc.
— Ton petit juge empressé, tu crois qu’il est en train de te chercher au commissariat ?
Ragonneau, sous le charme et la protection du patron, l’avait complètement oublié.
— On devrait peut-être retourner rue Marceau ?
— C’était pour te faire marcher.
Ils rentrèrent lentement, comme des gens qui ont leur temps et profitent d’une nuit d’été. Pour un peu, on les aurait pris pour des touristes jouant à s’attarder, peu pressés d’aller se coucher.
— On va d’abord s’occuper de Rurhkampf, si tu veux bien.
— Qu’est-ce que je fais d’Henriette Lacour, Patron ?
— Laisse-la mijoter dans ton bureau. On peut s’installer ailleurs ?
L’inspecteur était ravi que Leblanc ait pris la direction des opérations, même s’il ne voyait pas où son mentor voulait en venir.
Rurhkampf avait mis ses habits du dimanche. Il ne savait que faire de ses mains et triturait une casquette neuve. Il affectait une allure sereine, souriait gauchement en découvrant ses grosses dents jaunes. S’il était colère, il se gardait de le montrer.
— Monsieur Rurhkampf, je suis désolé de vous retenir si longtemps.
— Permettez-moi d’vous dire que j’en ai un peu assez. J’veux bien comprendre les nécessités de l’enquête, mais faudrait voir à pas abuser des gens honnêtes.
— Ce ne sera pas éternel, si vous coopérez.
— Mais je n’arrête pas de coopérer, comme vous dites ! Pour moi, j’peux patienter, mais ma femme, c’est pas pareil !
Il avait eu le temps de préparer ses phrases.
— Je ne vous accuse pas de meurtre, monsieur Rurhkampf…
— J’voudrais bien y voir !
— Laissez-moi poursuivre ! Si je ne vous incrimine pas…
Leblanc interrompit volontairement son discours pour allumer sa pipe avec une lenteur exaspérante.
— Je ne vous accuse pas d’avoir tué, mais vous avez joué un rôle dans les évènements.
— Et lequel, je vous prie ?
— De quoi avez-vous parlé avec Thérèse, le jour du passage du Tour ?
— Je ne saisis pas où vous voulez en venir !
— Ne niez pas ! De nombreux témoins vous ont remarqué avec la Thérèse, au pont. Vous étiez en grande conversation avec elle.
— N’exagérons rien, vous voulez ?
— Tous ceux que j’ai interrogés disent la même chose : vous faisiez ami-ami avec elle. Curieux, non, pour quelqu’un qui ne la porte pas dans son cœur ?
— Je n’ai rien à dire. Et je voudrais bien rentrer chez nous manger la soupe, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Cela dépend de vous, monsieur Rurhkampf, que de vous. Je vais vous aider, on gagnera du temps.
— Je vous écoute.
— Vous avez entendu parler de la Loterie nationale.
— Comme tout le monde, on n’est pas plus idiot à Saint-Jacques.
Le jardinier faisait des ronds de jambe, mais Leblanc le sentit inquiet.
— Le 13 juillet, il y avait un tirage spécial, celui du « vendredi 13 ». Comme vous l’avez remarqué, personne n’est encore venu le toucher, c’est dans le journal.
— Ça arrive.
— Ne m’interrompez pas, monsieur Rurhkampf, vous me faites perdre mon temps. Vous savez comme moi qui a gagné ce gros lot. Vous n’ignorez pas non plus pourquoi cette personne ne l’a pas touché.
— …
— Parce que ce gros lot, c’est Thérèse, qui l’a gagné, comme vous le savez. Elle joue toutes les semaines au tabac du faubourg. Le buraliste m’a confirmé qu’elle avait acheté un billet pour le tirage du vendredi 13 ! Mais voilà, comment récupérer le pactole quand on est sous tutelle ?
Leblanc prit le temps de bourrer tranquillement sa pipe et de l’allumer en regardant Rurhkampf qui était devenu figé. Ragonneau, qui était resté en arrière, affichait un visage ébaudi. Le commissaire poursuivit, sûr de lui.
— Alors, Thérèse a eu une idée de génie. Elle savait que si elle demandait à sa sœur, adieu magot ! Pas si bête, elle vous a sollicité afin que vous le touchiez pour elle.
— Rien de mal à ça, risqua Rurhkampf, qui se ressaisissait.
— Taisez-vous ! Y’avait un petit pourcentage pour vous, évidemment.
— Quand on se rend service, c’est normal …
Il regardait Leblanc en inclinant la tête, cherchant à s’en faire un allié compréhensif.
— Sauf que, Thérèse une fois morte, vous n’aviez plus aucun intérêt à en parler. Vous avez vite réalisé qu’en vous taisant, en attendant quelques jours que l’affaire se tasse, le gros lot serait à vous ! Et là, c’est du vol !
— Au départ, y’avait rien de mal.
— Vous n’avez pas honte ? Voilà une pauvre femme que vous méprisiez. Elle vous propose un marché, vous sachant « intéressé ». Vous acceptez. Et après sa mort, vous continuez pourtant à la dénigrer, pour noyer le poisson et écarter les soupçons. La lettre anonyme, c’était vous ?
— Y’a pas mort d’homme.
— Taisez-vous ! Vous ne vous contentez pas d’être malhonnête. Vous avez entravé l’enquête, ce qui a conduit au deuxième meurtre. Vous avez menti quand vous avez prétendu de ne pas avoir remarqué la « grosse cylindrée » de madame Lacour, mercredi après-midi. Je vous confie à votre mauvaise conscience. Ça ne me concerne plus.
— Je peux ramener ma femme à la maison ?
— Non ! C’est le juge qui en décidera. On verra s’il vous laisse libre ou non. Au fait, il est où, ce billet de loterie ?
Rurhkampf, vaincu, sortit de son portefeuille le fameux billet entier du vendredi 13 et le tendit à Leblanc. Le commissaire se tourna à demi.
— Tu vois, dit-il en agitant le coupon coloré sous les yeux de Ragonneau, deux morts à cause de ça ! Viens avec moi, allons dans ton bureau.
Leblanc semblait remplir la pièce de sa carrure épaisse.
Madame Lacour était toujours sagement assise. Elle se remettait un peu de poudre, en s’aidant d’un petit miroir de poche. Une cigarette tachée de rouge à lèvres se consumait toute seule dans le cendrier plein de bouts filtres écrasés.
Le commissaire s’adressa à elle brutalement.
— J’ai retrouvé ce que vous cherchiez, Madame !
— Qu’est-ce que vous voulez dire ?
— Votre mobile ! Celui pour lequel vous avez tué. Deux fois !
— Mais, je ne comprends rien…
— Vous me comprenez très bien ! Le voilà, votre mobile !
Leblanc lui agitait devant les yeux le joli billet coloré que lui avait remis Rurhkampf.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Vous n’avez jamais vu de billet de Loterie nationale ?
— Je ne joue pas.
— Vous, non ! Mais votre sœur Thérèse, elle, le faisait chaque semaine, avec les rares sous que vous lui laissiez sur sa pension. Elle a gagné le tirage du vendredi 13.
— Si vous le dites…
— Je ne vous apprends rien, vous le saviez ! Depuis le fameux coup de téléphone qu’elle vous a passé le 14 juillet. Elle devait jubiler, la pauvre, c’était l’évènement de sa vie ! Pendant 12 minutes, ce ne sont pas des « banalités » qu’elle vous a débitées, mais des explosions de joie ! Tout le monde a remarqué son humeur inhabituellement gaie, son exaltation, le 15 juillet.
— Vous avez de l’imagination, Commissaire.
— Moins que vous, madame Lacour. Vous avez immédiatement réalisé le profit que vous pouviez en tirer. C’était l’occasion de vous refaire, de vous renflouer. Charles-Henry avait mangé tout l’héritage, n’est-ce pas et la pauvreté vous sied mal.
Elle s’était légèrement tassée.
— Vous n’avez pas le droit…
— Laissez-moi continuer ! Je n’ai pas fini. Comme vous aviez la tutelle de votre sœur, elle ne pouvait pas toucher son argent. Vous lui avez proposé de venir le faire pour elle. Vous avez immédiatement projeté de vous rendre à Saint-Jacques, dès le lendemain. Vous n’étiez pas à Enghien, dimanche, mais dans la maison de « la Ritale ».
— C’est faux !
Le commissaire n’écoutait plus les paroles de déni de son interlocutrice. Il poursuivait l’histoire pour lui-même et rien ne pouvait l’arrêter. Il scandait ses phrases avec un ton menaçant.
— C’est là que commence votre dérapage. Thérèse n’a pas voulu vous donner le billet. Vous l’effrayez, vous lui criez dessus. Madame Lenoir, confinée au lit, vous entend. Dans la colère de voir le magot vous échapper, vous perdez la tête, vous la prenez à la gorge, vous l’insultez sans doute. Vous vous apercevez trop tard que vous l’avez tuée en lui serrant le cou de plus en plus fort.
— Arrêtez !
— Je n’ai pas fini ! Vous vous affolez. Vous furetez dans les tiroirs, vous fouillez la cuisine où se tenait le plus souvent Thérèse, vous remuez les placards. Mais vous ne trouvez pas ce que vous cherchez. De rage, vous frappez la pauvre Thérèse à coup de pied au visage, par dépit. Ne niez pas, on a découvert des traces de cirage sur ses contusions et je suis certain qu’on trouvera chez vous des chaussures bleues. Votre colère passée, vous prenez peur. Madame Lenoir vous a entendu, mais elle n’a rien dit, elle craint pour sa vie. Elle fait semblant de dormir, ce qui la sauve… momentanément.
— Vous n’avez aucune preuve de ce que vous avancez !
On la sentait ébranlée. Son menton avait perdu son mouvement autoritaire, mais elle ne s’avouait pas encore vaincue.
— Vous pouviez toujours le chercher, ce fameux billet, Thérèse l’avait confié, le matin même, à son voisin Rurhkampf. Mais ça, vous ne pouviez pas le deviner ! Tout Saint-Jacques les a vus ensemble comploter, dimanche, pendant le passage du Tour. Elle n’avait pas confiance en vous. Son erreur, c’est ce coup de fil chez vous. Mais elle avait envie de se faire valoir auprès de vous, vous la petite sœur élégante qui vivait à Paris. De vous narguer, peut-être ?
— Dimanche, j’étais à Enghien.
— Non ! Vous étiez à Saint-Jacques. On vous a vue, mentit-il. On aime bien soulever le rideau, à la campagne. Qui est-ce donc qui arrive là chez « la Ritale » ? Vous avez toujours vécu à Paris, madame Lacour, vous avez oublié « Chateauneuf », depuis le temps. Je peux vous confronter avec Rurhkampf, si vous voulez, il est dans le bureau voisin…
— Ce n’est pas la peine, finit-elle par murmurer.
Ragonneau notait fébrilement l’interrogatoire, de plus en plus déconcerté.
— Je n’ai pas terminé. Vous rentrez rue Legendre, le soir même, déconfite. Vous ne dites rien à votre mari que je suspecte de vivre dans le passé en se noyant dans son whisky. Vous décidez de ne pas répondre aux télégrammes de Nevers. Vous vous terrez. Mais vous êtes rongée par le souvenir de « la Ritale », dans la chambre d’à côté. Vous la soupçonnez d’avoir tout compris. C’était le cas, son infirmière avait bien noté son air terrorisé, dimanche soir. Alors, vous décidez « d’effacer » son témoignage et vous ne perdez pas l’espoir de retrouver le fameux billet. Vous organisez de loin les obsèques, vous profitez de l’absence des voisins pendant les cérémonies pour revenir sur les lieux et supprimer la vieille. Vous savez qu’elle sera là, trop impotente pour sortir. Vous n’ignorez pas qu’elle respire difficilement, vous l’étouffez, en espérant que l’on pensera à une mort naturelle. Malheureusement pour vous, on trouvera des plumes dans ses voies aériennes à l’autopsie.
Vous remuez la maison entière sans trouver trace du billet de Loterie. Vous rentrez alors à Paris et montez ce minable alibi avec votre amie russe, avec la complicité de votre Charles-Henry. On a vérifié vos communications ! Votre mari s’est empressé de joindre votre copine Lévitansky dès que j’ai eu le dos tourné. Par contre, jamais aucun appel n’est parvenu chez vous pour vous annoncer le décès de Thérèse. Mais ce n’était pas nécessaire, puisque vous le saviez. Et pour cause…
Vous niez toujours ?
On entendit à peine son faible « non », étouffé dans les sanglots.
— Votre mari savait ?
Elle eut un insensible haussement d’épaules.
— Je l’ignore.
Leblanc se tourna vers son collègue.
— C’est fini, Vieux. Donne-lui un petit alcool et conduis-la au dépôt. Tu lui feras signer sa déposition.
— Qu’est-ce que je fais des Rurhkampf, Patron ?
— Demande à ton petit juge prétentieux, il sera enfin utile à quelque chose.
Le commissaire, lourd, vida sa pipe, en bourra une nouvelle et quitta la pièce sans un regard pour madame Lacour. Dans le couloir désert à peine éclairé, il se tourna vers Ragonneau.
— Moi, je vais me coucher.
L’inspecteur le fit ramener à Saint-Jacques par une auto de service. Il ne desserra pas les dents pendant le trajet, fumant sans discontinuer.
Madame Leblanc lui ouvrit la porte de la chambre, alors qu’il s’apprêtait à le faire. À sa mine sombre, elle devina. Le commissaire se coucha lourdement.
— C’est fini ? demanda-t-elle doucement.
— Oui.
— Qui était-ce ?
— La sœur…
Un peu plus tard, il entendit :
— Demain, on ira saluer les de La Vernière ?
— Si tu veux. Bonne nuit.
Sa femme le pensait déjà endormi quand il murmura, un long moment après :
— S’il ne fait pas trop chaud…
FIN